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20 mai 2005

James McDougall : « L’identité n’est pas donnée à l’avance, il faut la construire. »

Kabyles, Algériens, Berbères, Arabes...quand et comment sont nées ces catégories identitaires en Afrique du Nord ?
Enseignant au département d’histoire de la prestigieuse université de Princeton (Etats-Unis), James McDougall fait partie d’une nouvelle génération de chercheurs spécialistes de l’histoire de l’Afrique du Nord. Titulaire d’un doctorat de l’université d’Oxford (Grande-Bretagne) obtenu en 2002, il est l’auteur de deux ouvrages, Nation, Society and Culture in North Africa (2003), History and the Culture of Nationalism in Algeria (à paraître en 2005), et de plusieurs articles universitaires. Maîtrisant quatre langues (anglais, français, arabe, allemand) James McDougall s’intéresse particulièrement à l’histoire des représentations socio-politiques en Algérie et à la construction des discours identitaires.
Est-ce dans le cadre de l’alliance entre François 1er et Soliman le Magnifique contre Charles Quint que les Ottomans ont décidé d’occuper l’Afrique du Nord pour chasser les Espagnols ? ») ?
James McDougall : Bien que cela soit advenu dans un contexte géopolitique plus large (la lutte pour la prééminence en Méditerranée entre d’un côté les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne, et de l’autre l’empire Ottoman), il faudrait surtout voir dans l’établissement de la Régence ottomane à Alger un évènement local.
Au début du 16ème siècle, les frères Barberousse, Khayr al-Din et Aruj, sont deux aventuriers parmi beaucoup d’autres. Ils cherchent à se créer un royaume et en même temps ils viennent répondre au besoin d’aide des populations locales au Maghreb à un moment de grande déstabilisation (affaiblissement des Hafsides de Tunis et des Abd al-Wadides de Tlemcen, rivalités entre dynasties locales, séquelles de la chute du dernier royaume musulman en Espagne avec la fuite et l’expulsion des populations andalouses musulmane et juive…). Quand Khayr al-Din est nommé, en 1519, Beylerbey (gouverneur) du Sultan ottoman Selim I Yavuz en Afrique du Nord, il ne s’agit pas d’une décision prise à Istanbul pour « occuper » le Maghreb, mais d’une demande de la part d’un chef de guerre ayant remporté des succès sur place et qui offre son allégeance au pouvoir musulman le plus fort en échange des ressources matérielles et symboliques que l’investiture par le Sultan lui apporte.
C’est le moment où les Ottomans apparaissent comme une nouvelle puissance universelle, après leur conquête de la Syrie, de l’Égypte, donc il est logique que Khayr al-Din s’établisse à Alger sous leur parrainage. Après cela, le lien avec l’empire crée une nouvelle élite - les militaires et ministres turcs - dans les villes, surtout à Alger, qui continuera à s’identifier avec l’état ottoman, mais la Régence disposera d’une large autonomie vis-à-vis de son patron à Istanbul.
Peut-on dire que l’Afrique du Nord a basculé définitivement et de manière irrémédiable dans le monde oriental et arabo-musulman ?
James McDougall : Cette question est épatante, puisque elle était l’obsession d’écrivains colonialistes il y a un siècle, qu’elle était débattue par les nationalistes à leur encontre, et on la pose encore aujourd’hui ! Bien sûr, tout cela est encore d’actualité puisqu’on nous « matraque » avec de soi-disant « chocs de civilisations » etc.
Je ne suis pas convaincu qu’il existe un « monde oriental et arabo-musulman » unique et homogène par opposition à un autre (qui serait occidental et judéo-chrétien ?). Ce qui est important, et intéressant, pour moi en tant qu’historien, ce sont les imaginaires sociaux et culturels qui cherchent à faire de telles lectures de l’histoire, surtout dans une région qui a été marquée avant tout par sa position et sa qualité de croisement de chemins, de frontières et d’espaces migratoires.
On sait que pour une tendance forte de la pensée coloniale, la vraie Afrique du Nord fut celle de Saint Augustin, de l’Église d’Afrique (qui était l’efflorescence de la chrétienté pendant l’Antiquité tardive, disons du 3ème au 6ème siècles après-J.C.), d’une latinité retrouvée grâce à la colonisation française. C’était même l’idée-clé de films de propagande tournés et projetés en Kabylie pendant la guerre d’indépendance ! Par contre, l’islamisation n’aurait apporté que les fameux « siècles obscurs », le despotisme turc, etc. Les nationalistes ont créé d’autres récits pour revaloriser une Afrique du Nord en solidarité fraternelle et anti-coloniale avec le monde arabe. Et aujourd’hui des islamistes se réclament du même schéma de différences fondamentales de « civilisation » pour remodeler un Maghreb à l’image de nouvelles idées et pratiques de l’Islam importées d’Égypte et d’Asie du Sud.
Tout cela nous fournit l’histoire des imaginaires historiques au Maghreb depuis la fin du 19ème siècle, mais ça ne rend absolument pas compte de l’histoire elle-même telle que l’Afrique du Nord l’a vécue. Il y a bien sûr une transformation majeure avec l’arrivée de l’Islam au 7ème siècle, et puis en termes démographiques, et partant linguistiques, avec les migrations (ou invasions, comme on veut) hilaliennes au 11ème, mais est-ce que cela veut dire basculer d’un monde à un autre ? Transformation du monde, sans doute, tout comme la « fin du monde » que semblera annoncer la conquête française pour ceux qui la subissent. Mais l’Algérie, le Maroc, ne seront jamais l’Égypte ou l’Afghanistan pas plus qu’elles ne seront la France. Les formes de l’Islam, les formes de l’arabe, leur sont et restent en grande mesure propres. (Je ne veux pas dire qu’il existe plusieurs « Islams », mais simplement que l’Islam au Maghreb, tout comme en Indonésie ou en Europe, ne se réduit pas à l’appartenance à un monde « oriental » fermé – loin de là, le fait pour les gens de vivre l’Islam au quotidien dans sa spécificité locale est au fond de ce que cela représente comme phénomène historique).
Et encore, il y aura des éléments de culture, de pratiques quotidiennes, qui ne peuvent se comprendre dans des termes d’une civilisation ou une autre – les apports méditerranéens (italiens, corses, espagnols, turcs), l’importance de la présence juive pendant plus d’un millénaire, les spécificités des différentes sociétés berbérophones, et puis aujourd’hui la présence continue de la langue française (et espagnole au Sahara occidental), les relais migratoires avec l’Europe et l’Amérique du Nord, à côté des chaînes satellitaires du Golfe… Alors, basculement dans un monde oriental et arabo-musulman, non, je ne le pense pas, pas plus que je ne souhaite réhabiliter un discours ‘Afrique latine’. Ce qui pour moi est passionnant dans ces pays, c’est ce qui les rend ce qu’ils sont – des lieux qui se situent à la croisée de beaucoup de courants, lesquels ont engendré des histoires très particulières.
Est-il vrai que le terme "Maghreb" pour désigner cette entité géopolitique date de la colonisation française ?
James McDougall : C’est vraie qu’en langues européennes, « Maghreb » (ou Maghrib) semble apparaître au milieu du 19ème siècle. Avant cette date, on parlait d’ « Afrique mineure » (« petite Afrique », comme « Asie mineure » pour la Turquie actuelle), voire « Africa » tout court chez les Romains (avec les provinces de Numidie, Maurétanie…) ou en effet de « Barbary » en anglais, de « Berbérie » en français, avec le même sens, c’est-à-dire le pays des étrangers, de ceux qui parlent une langue qu’on ne connaît pas. (Il semblerait que les langues européennes empruntent ce sens à l’arabe et aussi au grec, sans que les mots grecs et arabes soient liés, ce que contestait le regretté professeur Gabriel Camps, qui croyait trouver une autre étymologie chez certains auteurs latins…)
Mais tout comme « Berbérie », pays des Berbères, c’est-à-dire des gens qui parlent une langue (pour l’observateur grec ou arabe) inconnue, « maghrib » fait bien sûr son entrée en Europe à partir des géographes arabes. Ce sont eux qui, depuis le Moyen-âge, utilisent ce mot pour désigner le pays de l’ouest, « où le soleil se couche ». Ainsi au 14ème siècle, Ibn Khaldun, le grand savant lui-même maghrébin, parle de l’Afrique du Nord comme d’un seul pays, qui s’étend de l’Atlantique et de la Méditerranée jusqu’aux bords du Grand Erg saharien au sud et jusqu’aux frontières de l’Égypte à l’est. (Quoiqu’il reconnaît aussi les trois régions, à l’est, l’Ifriqiya classique ; le centre, de Bejaïa/Bgayeth à la Moulouya ; et à l’ouest, « l’extrême maghreb », « al-maghrib al-aqsa », qui correspondrait donc approximativement aux territoires qui sont aujourd’hui ceux de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, exception faite pour l’Algérie de l’Est, qui était jusqu’à la période ottomane souvent sous la juridiction de dynasties de Tunis.)
Évidemment, la dénomination des lieux et des choses n’est jamais innocente. Pour les Français, l’Afrique du Nord (puis « AFN », Afrique française du nord, en usage chez les militaires) était une dénomination géostratégique et coloniale. Pour les nationalistes, dire « maghreb » était une façon de renoncer ce statut-là, et on eut les projets de Grand Maghreb ou d’Union du Maghreb. De plus, dire « Maghreb arabe » signale l’orientation idéologique d’un nationalisme culturel. Et redire ‘Berbérie’, ou bien ‘Tamazgha’, renonce à cette vision-là pour renommer les mêmes espaces d’une autre façon.
On sait qu’avant la conquête française de 1857-1871, la Kabylie était quasi-indépendante. Qu’en était-il des autres zones progressivement colonisées et rassemblées par la France sous le terme générique d’ « Algérie » ?
James McDougall : Comme d’autres états de l’époque, la régence ottomane exerçait sur ce qui est devenu l’Algérie une domination à géométrie variable. On peut effectivement parler d’ « Algérie » ottomane, si par cela on entend ce que les Ottomans appelaient « Cezayir-i gharb », et c’est surtout à partir de cette période que les frontières (quoique perméables, pas encore aussi réifiées qu’à l’époque contemporaine) avec les domaines du Bey de Tunis et du Sultan marocain se sont dessinées.
Le pouvoir judiciaire, coercitif (surtout pour ce qui était le plus important pour tout état de la période, l’extraction de revenus) pouvait s’étendre très loin à partir des cités des beys (gouverneurs), parfois jusqu’aux oasis aux bords du Sahara. Mais le pouvoir effectif et continu était concentré dans les villes et leurs environs immédiats, surtout à Alger, à Constantine, Médéa et Mascara, Mazouna et puis (après l’éviction définitive des Espagnols à la fin du 18ème siècle) à Oran. L’ordre des gouverneurs était maintenu dans les campagnes par des alliances entre l’état et des tribus (dites « tribus makhzen », alliées avec le pouvoir) qui servaient de relais du pouvoir central, assurant la collection des impôts sur le reste de la population (qualifiée comme ailleurs dans l’empire de ‘re‘aya’) en échange de quoi elles en étaient elles-mêmes exemptées.
L’intérieur et les « périphéries », les plaines, les montagnes et le désert, n’étaient bien sûr pas soumis à une domination aussi effective que les villes et leurs alentours. Il y avait des garnisons dans la vallée de la Soummam, par exemple, pour contrôler la route, mais on pouvait aussi parler, au moins à partir du 16ème siècle, d’un « royaume » indépendant de Koukou dans le Djurdjura. On connaît aussi les révoltes de la confrérie Derqawiyya en Kabylie et aux environs d’Oran à l’ouest, au début du 19ème siècle, que les Ottomans n’ont pas pu dompter.
Quelles sont les raisons qui ont poussé la France à créer l’Algérie dans ses frontières actuelles (lesquelles ne recouvraient aucune réalité ethnico-socio-politique tangible a l’époque) ?
James McDougall : Il faut dire qu’au début, il semble que les Français ne savaient pas trop quoi faire en Algérie. Comme beaucoup d’impérialistes, ils devaient changer leurs projets avec les circonstances de la politique intérieure et extérieure, et suivant des logiques contradictoires portées par différentes fractions de l’entreprise coloniale elle-même (militaires, missionnaires, patrons industriels, agriculteurs, administrateurs, enseignants, petits colons, immigrés européens travailleurs ou marchands…). Mais une fois la décision prise de maintenir « les possessions françaises en Afrique du nord », et d’y implanter des colons, le développement du colonialisme enclenchait aussi ses propres logiques, surtout celles de la sécurité et de la croissance. L’impératif absolu devient de démarquer et de contrôler l’espace. Il faut établir des territoires sécurisés et capables de se maintenir et de s’élargir, de s’enrichir. Donc dans un premier temps, c’est l’accaparement de terres à l’intérieur du pays, et leur rattachement à des centres de colonisation, qui constitue l’expansion du territoire sous domination française. Puis il faut accéder aux demandes des colons qui veulent « la démocratie », c’est-à-dire se gouverner eux-mêmes sans être sous la coupe des militaires.
Le problème, évidemment, c’est que les "Algériens" (quoique ils ne se disent pas encore Algériens, cela n’a aucun sens au milieu du 19ème siècle) ne sont pas d’accord ; mais plus ils résistent, plus le besoin de sécurité, pour la réussite de la colonisation, se fait sentir, et la pénétration militaire pousse encore plus loin. Le grand paradoxe, c’est que les révoltes de l’Ouarsenis, des Aurès, du Ziban, de la Kabylie, des Awlad Sidi Cheikh, de Ouargla, où les insurgés sont obligés de se retirer de plus en plus en profondeur et en hauteur (dans le désert et les montagnes) tirent l’armée française encore plus loin vers l’intérieure et sur les sommets du pays, où elle finit par construire des forteresses, etc. Jusqu’au moment où il ne reste que le Sahara, dont la conquête est une affaire de prestige militaire sans aucune rationalité par rapport au peuplement. Cela s’est donc déroulé quelque peu à l’improviste, mais cependant il y a aussi une logique à l’œuvre, la logique de vouloir à tout prix assurer la sécurité du territoire peuplé par les colons. Ce sera aussi un élément dans la décision d’occuper la Tunisie et restera la logique de tout le système de répression pendant la plupart de la période coloniale (indigénat, etc.).
Bien évidemment, il n’était jamais, sur le plan des raisonnements fondamentaux, question d’agir dans le sens d’une logique inhérente au pays quelle qu’elle soit. Les réalités ethniques, culturelles, sociales ou politiques des populations déjà sur place n’étaient, en général, pour la pratique impériale, que des inconvénients à raser, des ressources (en terres ou en main d’œuvre) à exploiter, ou des objets à étudier, à modeler, à refaçonner selon les besoins et les intérêts d’une certaine idée de la « civilisation ».
Pour quels motifs les mouvements nationalistes algériens (PPA-MTLD, FLN) ont, dès le départ et alors qu’ils comptaient un grand nombre de Kabyles dans leurs rangs, adopté une attitude directement hostile au fait berbère (cf. crise berbériste de 1948-49) ?
James McDougall : Le problème vient en partie, au moins, de la manipulation d’un discours de type science raciale à la fin du 19ème siècle ; « la race arabe » et « la race berbère » se trouvent mises en opposition absolue en tant que catégories, en ethnographie et dans la politique coloniale. Comme dans le cas du « dahir berbère » au Maroc, qui tente d’asseoir l’autorité française dans les campagnes en jouant sur le droit coutumier (‘urf, qanoun), la pluralité culturelle et linguistique de la société devient encore une ressource à exploiter politiquement.
Cela servira à terme à jeter l’anathème sur toute tentative de revendication de cette pluralité en tant que constitutive de la réalité algérienne. Durant l’entre-deux guerres, il y a des écrivains comme Boulifa et Zenati, de très importantes personnalités pour la culture berbère, qui plaident pour la coopération entre colonisateur et colonisé, et qui reprennent plus ou moins à leur compte le discours sur la composition de la société algérienne que leur fournit les Français.
Les nationalistes, surtout le courant politiquement socialisé dans l’émigration, va totalement rejeter ce discours-là. Ils veulent intervenir par le bas, mobiliser le peuple, entendu dans un sens unanimiste. Parler de berbérité sera alors l’indice d’un régionalisme qu’on ne tolère pas. (Il faut voir les critiques lancées contre Mouloud Mammeri en ce sens.) Alors, dès avant la constitution de mouvements nationalistes, il y a une très forte politisation du discours culturel. Et à mon avis c’est très important que les nationalistes de l’ENA, du PPA-MTLD et puis du FLN n’aient jamais développé de capital symbolique sur ce point, ni d’intellectuels qui s’investissent à fond dans cette question. C’est d’ailleurs normal. Ils avaient d’autres choses à faire. Leur intérêt, leurs formes de mobilisation, leurs compétences, n’étaient pas là. Au lieu d’élaborer une politique culturelle propre, ils recourent à des appels communautaristes basés pour la plupart de la population sur l’appartenance religieuse (Islam) et l’expression linguistique (l’arabe).
En cela, ils reprennent les formules et la doctrine des ‘ulama en matière de culture nationale. Les ‘ulama se constituent en parallèle, entre les années vingt et cinquante, comme ceux qui sont les mieux habilités à parler en ces termes-là, c’est-à-dire à définir les composantes de la communauté nationale. L’unanimisme nationaliste se fait autour de ces valeurs-là ; ceux qui tentent d’injecter d’autres réalités, pour faire une autre politique, s’exposent à la dénonciation comme sectaire, régionaliste, « berbéro-matérialiste ». La crise « berbériste » du MTLD en 1948-49 montre très bien combien les questions politiques viennent se poser en termes culturels (puisqu’il s’agissait au début du fonctionnement intérieur du parti, puis de sa structure, enfin de la conception de la communauté nationale), ce qui interdit pratiquement tout débat ; on commence en dissident et on finit vite en apostat. Et puis, les nationalistes berbérophones, Kabyles surtout car ils étaient en effet très nombreux, tout comme ceux qui ont pu être des laïcistes, ont souvent accepté, au moins en public, cet état des choses, sans doute pour ne pas briser l’effort d’unité au moment où c’était cela qui comptait avant tout.
« C’est en wilaya III (Kabylie), sous Amirouche, que la scolarisation ordonnée par le FLN met le plus d’accent sur l’apprentissage de l’arabe et du Coran. »
Comment peut-on expliquer qu’un grand nombre de Berbères de Kabylie (Krim Belkacem, Amirouche, Ait-Ahmed…) aient adhéré jusqu’au bout au projet Messaliste puis FLNiste d’une Algérie exclusivement arabe et musulmane, et ce au détriment de leur propre identité ?
James McDougall : Pour continuer dans le sens de la question précédente, il faut voir pourquoi cela leur semblait utile, voire nécessaire. L’efficacité de ce discours, de l’Algérie arabo-musulmane, c’est que cela sert le projet d’unité nationale face au colonisateur, quitte à renoncer totalement à la pluralité socioculturelle qui a pu, auparavant, se faire manipuler par le pouvoir colonial, et qui pourrait, en situation de crise révolutionnaire, provoquer des lignes de fracture interne du mouvement. On sait (et Gilbert Meynier le fait remarquer dans son livre sur l’histoire intérieure du FLN) que c’est en wilaya III (Kabylie), sous Amirouche, que la scolarisation ordonnée par le FLN met le plus d’accent sur l’apprentissage de l’arabe et du Coran.
C’est en tant que code disciplinaire et mobilisateur, pour renforcer la solidarité, punir les infractions et les faiblesses, souder les comportements pour faire surgir une ‘société nouvelle’, que l’Islam devient une formidable arme anti-coloniale. Au-delà de l’instrumentalité, il y a bien sûr le fait pour beaucoup de ces gens (exception faite d’Aït Ahmed et Boudiaf, sans doute entre beaucoup d’autres) d’être de véritables croyants, pour lesquels la langue arabe, tout comme pour n’importe quel musulman dont la langue maternelle peut être l’anglais ou le chinois, est particulièrement valorisée en tant que langue de la révélation. Puisque l’enseignement de l’arabe et de l’Islam perd du terrain sous la colonisation, les promouvoir est un gage d’authenticité nationaliste. Et même les laïcistes, et il y en a aussi un certain nombre, et pas les moindres, n’avancent pas de projets dans ce sens, ou bien plus tard, par exemple lors de la rédaction de la charte de Tripoli. Et faute d’avoir préparé le terrain, cela n’a pas de prise importante sur la population.
L’identité, ce n’est pas donné à l’avance, ça fait partie aussi de l’histoire, il faut la construire. Avant et pendant la guerre d’indépendance, on croyait préparer une société nouvelle qui allait pouvoir résoudre toutes ces questions une fois libérée du poids de la domination coloniale. Ce qui est bien sûr arrivé après, c’est que les choix faits dans ce domaine culturel, aussi bien que le fait d’avoir produit un contre-état dominé par l’aile militaire et une culture politique de l’unanimisme, ont fermé la porte à la renégociation des choses. Des logiques de pouvoir une fois en place, il est très difficile de les remettre en question : des intérêts se sont constitués, des histoires, des solidarités, des fractions, des règles d’orthodoxie. Aït Ahmed et Krim sont tous deux vite devenus dissidents – l’un en exil, l’autre en meurt. L’on peut bien croire, à regarder en arrière, que le projet nationaliste tel qu’il s’est constitué a commis des erreurs, mais d’un point de vue historique, il faut aussi comprendre ses raisons…
Dans votre article "Myth and Counter-Myth : "The Berber" As National Signifier in Algerian Historiographies" vous remettez en cause la dichotomie "arabe/berbère" ... Pourriez-vous nous expliquer votre point de vue ?
James McDougall : L’article tente une relecture du déploiement de ces termes dans les discours sur l’histoire de l’Algérie en tant que nation, surtout le discours en lange arabe produit par les historiens du mouvement des ‘ulama. On oublie parfois qu’ils ont construit tout un récit sur l’histoire des berbères avant l’Islam – il n’est pas simplement question de nier leur existence. Par contre, ils replacent l’histoire berbère dans une sorte de récit de salut national axé, bien sûr, sur l’arabité et l’Islam et dont le destin, selon eux, est la fusion de la langue et la culture berbères avec une langue et une culture arabo-musulmane conçue par les ‘ulama en termes d’homogénéité (et qui rompt très clairement avec les formes locales de l’Islam aussi bien qu’avec les dialectes arabes et berbères).
Ce qui m’intéresse, c’est la question de savoir comment, à des moments différents et dans différentes conditions politiques, est-ce qu’on s’identifie ? Quel en est la signification sociale ou politique ? Comment est-ce que l’imaginaire historique d’une communauté (ses mythes fondateurs, ses symboles-clés, sa conception de sa place dans une vision du passé et des aspirations pour l’avenir) se construit ? La relation entre l’identification socioculturelle en tant que berbère, arabe ou musulman change au fil du temps. Ce ne sont pas des catégories stables, invariables. On peut voir, à travers un travail historique, les significations se modifier, prendre de nouveaux aspects, de nouvelles charges sémantiques et symboliques.
Faut-il voir dans les populations de l’Afrique du Nord deux « ethnies » différentes ? Ou est-ce que la différence entre « arabe » et « berbère » relève surtout d’une communautarisation linguistique ? On peut soutenir qu’il ne s’agit que d’un seul et même peuple, arabo-berbère. Et cette idée pourrait légitimer une revendication de la pluralité légitime d’expression linguistique et culturelle, ou au contraire (comme cela a été le cas, par exemple, en Algérie pendant les années 70) renforcer l’exclusive arabo-islamique. Comme je viens de dire tout à l’heure, nommer les choses, les gens ou les lieux n’est jamais une opération innocente. Cela implique toujours une prise de position, un projet, souvent de portée politique, qu’il soit libérateur ou répressif.
Alors, plutôt que de reprendre à mon compte cette dichotomie comme outil analytique qui pourrait de lui-même expliquer certains conflits sociaux en Algérie, je pense qu’il faut voir comment est-ce qu’une telle conception devient opératoire dans l’articulation de conflits, étant donné que les termes eux-mêmes n’ont pas de référents invariables. Ce qui ne veut pas dire que ce ne sont que des étiquettes dépourvues de sens ; c’est le fait de construire la signification de ce qu’on est, de se constituer en tant que sujet actif pour faire son histoire, de mobiliser la richesse des associations que peut receler un terme comme « berbère » ou « amazigh », ou « arabe » ou « musulman » (et j’en passe !), qui constitue l’histoire elle-même. Simplement, il faut voir, historiquement, comment cela se passe en tant que processus non déterminé par avance, plutôt que comme une fatalité sans alternatives.
AAK, 20 MAI 2005

Les Chroniques du [CyberKabyle].