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15 octobre 2005

A la découverte du peuple berbère des Iles Canaris

L’historien et ethnolinguiste M. François-Paul De Luka, a accepté de nous faire découvrir l’histoire et la culture du peuple amazigh des îles Canaries.

Les îles Canaries sont présentes dans les légendes grecques comme des terres mythiques, situées au-delà des Colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar), la dernière terre avant la fin du Monde. De nombreux auteurs antiques y situent les Champs Elysées, le Jardin des Hespérides ou la mystérieuse Atlantide. La colonisation de l’archipel par les Européens débute en 1402 avec les incursions de Jean de Béthencourt, puis se poursuit de façon plus systématique au nom de la couronne espagnole. Tenerife est la dernière île à être conquise. La lutte y est sanglante et les troupes espagnoles, conduites par le gouverneur Alonso Fernández de Lugo, subissent plus d’une défaite, comme celle de La Matanza en 1494. C’est avec la victoire des Espagnols sur Bencomo, le « mencey » (le « premier », chef de l’équivalent d’une Aarch de Kabylie) de Taoro (nom de l’équivalent d’une Aarch Kabyle) en 1496, que s’achève la conquête de Tenerife et des Canaries. Par la suite les Canariens participent activement à la naissance de nouveaux Etats et de nouvelles villes du Nouveau Monde. Ainsi par exemple, ce sont des familles insulaires qui fondent les villes de Montevideo (Uruguay), de San Antonio (Texas) et de San Bernardo (Louisiane) - et sur la liste des défenseurs de Fort Alamo, les noms de famille à consonance nettement canarienne abondent. M. François-Paul De Luka, historien et ethnolinguiste, est un spécialiste de la culture canarienne. Vice-président de l’Association Culturelle « Tamusni » (Centre d’Études Imazighen des Canaries) il élabore en 1991 une “ Brève Introduction à la Langue Guanche-Tamazight”. Il est aussi coauteur du livre « Les pyramides Canariennes et la vallée sacrée de Güimar » (1996). Son dernier livre publié s’intitule « Notes de ethnolinguistique canarienne », publié à Tenerife (2004). Il a accepté de faire découvrir, aux lecteurs de Q : , l’histoire et la culture du peuple amazigh Canarien.

Q : Dans l’archipel des Canaries, nous connaissons les Guanches, mais existent-ils d’autres Canariens d’origine qui ne seraient pas des Guanches ?

La dénomination « Guanches », au point de vue étymologique, est associée exclusivement à l’île de Tenerife, mais au XIX eme siècle les auteurs français Sabin Berthelot et René Verneau, studieux de la culture et l’histoire des Iles Canaries, étendent cette dénomination à toutes les Iles, avec laquelle on commence à connaître les premiers habitants au monde entier. Les ethnonymes de chacune d’autres îles sont les suivants : Canariens, de l’île de Gran Canaria ; Benahuarites, de l’île de La Palma, de « wi-n-houara », localisée aujourd’hui à Inezgane ; Bimbaches, de l’île de Hierro ; Gomeros, de l’île de Gomera ; Majoreros, de l’île de Fuerteventura , dialecte touareg de l’Ahaggar ; Majos, de l’île de Lanzarote.

Q : Quelle est l’origine des Canariens ?

Actuellement, il a été suffisamment démontré, par les différents auteurs de toutes les disciplines (Anthropologie, Archéologie, Linguistique, etc..) et par des divers documents d’anciens chroniqueurs, l’origine amazigh des Canariens. Les études accomplis montrent la provenance continentale du Sahara Central, zone touareg, et d’autres différentes zones tels le Sous, l’Anti-Atlas, le Maroc Central, le sud-est du Maroc, l’Aurès et la Kabylie algériens, le sud de Tunisie ou les oasis libyennes, par rapport avec les anciennes populations berbères qu’y habitaient.
Un intervalle chronologique approximatif du peuplement peut on le situer entre l’an 1000 avant JC et 700 après JC, avec toutes les réserves, mais on peut affirmer le peuplement d’une grande partie de la population arrivée du Continent entre le V siècle avant JC et le III eme siècle après JC.

Q : Comment étaient ils habillés, quelles étaient leurs armes ?

Les vêtements des Guanches et des autres insulaires étaient assez simples, sauf celui de Grande Canarie qui était plus luxueux. C’étaient les femmes qui s’occupaient de fabriquer les vêtements des peaux de chèvre chamoisées et fixées par des coutures avec des aiguilles d’os. Le principal vêtement c’était le « tamarco » (tamarghu= la chauffante), une cape de peau de chèvre qui couvrait le dos jusqu’au genoux.
De plus ils portaient des tatouages, normalement des emblèmes géométriques sculptés sur le corps. En temps de guerre les tatouages se situaient sur le bras droit avec lequel eux poussaient leurs armes. Celles-ci étaient le « banot » (lance effilée avec la pointe durcie au feu), les longs « tezezes » (tizit = bâton), les « magados » (gourdin pourvu de boules) et les « tabonas », genre de couteau de pierre d’obsidienne très pointue.

Q : Pourriez-vous décrire l’organisation sociale et politique de la société Canarienne ?

La société canarienne était organisée selon une échelle hiérarchique dont le modèle d’organisation et politique des îles était associée en général à son système économique. De toutes façons il y avait des certaines différences entre les îles majeures (Tenerife et Gran Canaria) par rapport à la division territoriale ou à la dénomination spécifique des dirigeants et, à son tour, entre les autres îles sous le point de vue de la société, coutumes, religion, etc...
À Tenerife la division territoriale était distribuée en neuf « menceyatos » (de « menzey » = le premier ou principal, qui était le chef politique et religieux) ; dans l’île de Gran Canaria on nommait « Guanarteme » (wa n ar temit= ce du lignage utérin) la figure du chef principal, divisée le territoire, aux derniers temps avant la conquête européenne, en deux grandes « guanartematos » : « Telde » et « Galdar ».
L’île de La Palma l’était en douze cantons, caractéristique d’une société segmentaire. L’île de Gomera en quatre territoires, chacun avec son chef, tandis que les îles de Fuerteventura et Lanzarote l’étaient en deux parts, et peut être aussi le même nombre dans l’île de Hierro (en base au nom de l’anthroponyme d’un roi de cette île). La société Guanche avait une structure pyramidale et le degré de pouvoir ou de prestige était associé à la possession de bétails de chèvres et de brebis, signe caractéristique de la noblesse.
D’autre part, on constate l’existence de la polygamie comme formule habituelle de mariage chez les Guanches pour la genèse du groupe familier. Pour préserver le lignage le « Menzey » ne pouvait marier avec des femmes des classes inférieures, et s’il n’y avait personne dans son environnement il devrait marier même une soeur, pour ne pas « salir » sa lignée.
Sur l’île de Lanzarote on trouve la polyandrie (trois maris par femme) ainsi que « l’hospitalité de lit », documentée chez les Lemtouna, en zone touareg.
Le divorce et la répudiation étaient aussi présents dans la société guanche et canarienne en général laquelle, dans le domaine de la justice, était régie par des lois très sévères y inclue la peine de mort pour quelques délits comme le vol, le crime ou la violation des certaines lois ou coutumes établies par les codes publics de l’État.

Q : Quelle était la place des femmes dans cette société ?

À part des rapports ordinaires entre les hommes et les femmes au domaine du travail ou du sexe, les chroniqueurs postérieurs à la conquête chrétienne nous parlent du particulier respect, établi par loi, montré vers les femmes par les hommes de Tenerife, sous peines très dures : « aucun homme guerrier pouvait regarder ni parler aucune femme trouvée dans un endroit solitaire sans qu’elle lui parle ou le regarde avant ; aucun homme dans un village ne pouvait se diriger avec des mots obscènes à une femme, sous peine de mort » (A. Espinosa, 1980).
Les femmes disposaient des territoires isolés (dans des plages, fontaines, montagnes..) pour se laver lorsqu’elles avaient leurs règles, à l’écart du regard des hommes. C’était le tabou du sang, car cette circonstance de la femme était, à niveaux sociaux, considérée une impureté.

Q : Pouvez nous nous citer des prénoms Canariens typique ?

Quelques anciens prénoms canariens recueillis par les divers auteurs après la conquête : (f= féminin ; m= masculin) : Abian (m) ; Abenchara (f) ; Acaimo (m) ; Azerina (f) ; Achosman (m) ; Aday (m) ; Adxoña (m) ; Afur (m) ; Agora (f) ; Aridani (m) ; Belikar (m) ; Beneharo (m) ; Chedey (m) ; Echentive (m) ; Gaifa (m) ; Guaniegua (f) ; Haridian (f) ; Ibaya (f) ; Miguan (m) ; Nuhazet (m) ; Ramagua (f). Sasa (f) ; Tanausu (m).

Q : Y a-t-il une mythologie Canarienne des origines ?

Le mythe canarien et Guanche en particulier fait partie de sa propre histoire, de celle des ancêtres octroyée par Dieu. Dans la mémoire collective du peuple Guanche on registre une donnée intéressante :
« Disaient ceux de cette île que Dieu (...) avait mis sur la terre autant de femmes que d’hommes et leur donna des bétails (...) mais ils étaient peux nombreux, alors il a créé plus d’hommes et des femmes mais sans leur donner des bétails(...) et pour manger ces derniers ( les vilains ) devraient servir les premiers (les nobles)... » (J.Abreu Galindo, début du XVII siècle).
Le texte précédent signale l’importance du bétail dans la société Guanche, associé au même temps avec des éléments religieux. On peut déduire de cela la raison de l’existence d’une structure hiérarchique et d’un mythe d’origine social.
Comme d’autres peuples du monde le peuple canarien possède une mémoire historique laquelle est jalousement gardée. Les mythes sont inclus aux rituels de la communauté, recueillis par des personnages singuliers appelés « guañamene » (wa n y amenn = ce qui dis), un genre de « marabout » ou devin que dirigeait la pratique religieuse. Pendant la cérémonie on évoque le premier ancêtre, modèle éthique à suivre qui contient l’essentiel des vertus et valeurs de la société guanche.

Q : Quelle était la religion des Canariens avant la conquête française puis espagnole ?

Selon les chroniqueurs les plus anciens (Cadamosto, milieu du XV siècle, pour l’île de Tenerife) la religion des canariens, en général, était de culte astral avant l’arrivée des européens :
« Les uns adoraient le Soleil, des autres la Lune, et des autres les planètes ». Un autre auteur, Gómez de Sintra (1484-1502), nous dit : « à Tenerife et à La Palma ..(..) adorent le Soleil comme Dieu ». Finalement, le portugais V.Fernandes (1507-1507), signalait : « les uns adorent le Soleil, des autres la Lune et des autres les étoiles ».
À part le fondement astrale de la religion Guanche, on peut signaler le caractère et la dénomination des Êtres Suprêmes ou Divinités : « Achaman » à Tenerife ; « Akoran » à Gran Canarie ; « Abora » à La Palma, parmi les plus connus. Les idoles constituaient d’autres formes de représentation sacrée entre les canariens, surtout dans l’île de Gran Canarie, selon les études des anthropologues.
Finalement nous devons faire allusion aux rites de pluie ou « Anzar » pratiqués dans toutes les îles, selon les modèles parallèles du nord du continent, aux sommets (« almogaren ») des montagnes ou rochers à travers le bêlement des bétails à la Divinité pour évoquer la pluie.
Parmi les fêtes religieuses on peut signaler le « Benyesmer » au milieu du mois d’Août, associées à la récolte et la reproduction des bétails, ainsi que les fêtes solsticiales du mois de Juin en honneur du Soleil.
Divers auteurs nous signalent le début de la nouvelle année à partir de la comptabilité de la Lune nouvelle et ratifient le début le 21 de Juin ou solstice d’été. On constate également la cérémonie de couronnement du « menzey » [8]à Tenerife par moyen du serment sur les os de l’ancêtre commun, le plus ancien.

Q : Reste-t-il des traces de l’écriture Canarienne ?

Effectivement il restent encore des traces de l’écriture canarienne aux îles, justement avec un très important lien libyque associé à l’ancien alphabet de Dougga (Tunisie), daté à 138 avant JC., ainsi qu’une affinité majeure avec les modalités des groupes « alphabetiformes » de l’ancienne Numidie (R.Springer, 2001).
Par contre, on constate l’absence de signes « pointiformes » (propres du Tifinagh du Sahara Central et Occidental) aux inscriptions canariennes.
Il faut donc situer l’origine de l’écriture canarienne aux zones prochaines au littoral méditerranéen du nord de la Tunisie et nord-est de l’Algérie.
Les actuelles traces d’origine libyenne aux îles sont situées, de l’est à l’ouest : « Teguise » (île de Lanzarote) ; La Oliva (île de Fuerteventura) ; Bentayga ; Agüimes (île de Grande Canarie) ; La Centinela (San Miguel, île de Tenerife) ; Tazo (île de Gomera) ; Tajodeque (île de La Palma) ; La Candia ; Hulan ; Guarazoca (île de Hierro), parmi les plus importantes et connues.

Q : La (les) langue(s) Canarienne existe-t-elle toujours ?

La raison de la disparition de la langue Guanche-Tamazight parlée à l’Archipel Canarien avant l’arrivée des européens, forme partie du processus d’annexion coloniale espagnole accompli à la fin du XV siècle.
Heureusement, la résistance culturelle du peuple canarien a permis de conserver beaucoup de toponymes (milliers), anthroponymes (centaines) et fort nombre des mots Guanches utilisés dans le vocabulaire actuelle du dialecte hispanophone parlé aux Iles, mais on ne conserve pas une structure grammaticale, ni syntaxique.
Voici quelques exemples de ces derniers mots-là : abercan, abugarat, acairon, acebiño, achipenque, acichey, aderno, afulo, agamame, atareco, arife, atarjea, auchon, baifo, banot, barraco, beleten, belingo, beñesmer, bejeque, bicácaro, chaboco, chahorra, chasequen, fó, gánigo, gofio, goro, guá, guama, guineo, guayota, guaracha, guañar, guañac, guanil, guayre, guadil, perenquen, sirinoque, tajaraste, tajinaste, tabaiba, tabona, tafor, tenique, tarajal, tarasca, tafeña, tagoror, tagora.....

Q : Les techniques de momification canariennes ont-elles des liens avec celles utilisées par les Egyptiens ou avec les Sud-américains pré-colombiens ?

L’auteur A.de Espinosa (fin du XVI siècle) nous parle ainsi de la momification :
« Les natifs de cette île (Tenerife) avaient l’habitude d’appeler certains hommes ou certaines femmes, à l’occasion de la mort des quelques membres de la société Guanche, qu’avaient ce métier dont ils subsistaient ; ils prenaient le corps du défunt, après lavé, et l’introduisaient par la bouche beurre de bétail fondu, poussière de bruyère et de pierre grossière, coquille du pin et d’autres herbes, exposé au soleil pendant quinze jours jusqu’il était sèche et “mirlado”, appelé alors “xaxo” ».
Un autre auteur, Gómez de Escudero (XVII siècle) nous dit : « aprés “mirlados” (sèches) ils l’introduisaient dans des grottes et c’étaient les plus nobles de la société ». Selon ces informations et d’autres de divers auteurs, il y en a des similitudes avec les techniques de momification dans l’Egypte et les canariens, en ce qui concerne, par exemple, la réalisation exclusive de la momification par des certains individus, le mépris sociale vers ces individus, le placement du trousseau funéraire dans l’intérieur des grottes, de la même façon que dans les tombes des pharaons.
Par contre, les Guanches n’extraient pas le cerveau comme les Egyptiens dans des étapes supérieures, mais exceptionnellement ils extraient les viscères (organes abdominales et thoraciques).
Les momies des nobles étaient enveloppées jusqu’à avec six peaux tannées, tandis que ceux des classes inférieures l’étaient dans une seule, sans tannage.
Les dates des enterrements qu’existent aux Canaries sont vérifiées à partir du VI eme siècle avant JC, jusqu’à l’époque de la conquête. Précisément, on constate la date du 540 avant JC à la Cueva del Barranco de la Arena, à Candelaria, Tenerife (A.Mederos-G.Escribano, 2002).

Q : Existe-t-il des liens culturels et linguistiques proches entre les Imazighen (Berbères) en général et les Egyptiens anciens, selon vous ?

Évidement il y a eu des liens entre les proto-berbères (lebbu ou temehu, avec des tatouages, dont Herodote y parle au V eme siècle avant JC.) et les anciens égyptiens si l’on considère l’existence des dynasties libyennes en Egypte depuis la XXII eme dynastie avec Sheshenq, d’où part chronologiquement l’Ère berbère en 950 avant JC, suivie par des autres également libyennes (la XXIII, avec Petast, la XXV, avec Bocchosus et la XXVI et XXVII, avec Shabaka) jusqu’à leur expulsion du pays par les asiriens en 525 avant JC ( selon Velikousky) (E.Bethencourt-F.P.De Luka-F.Perera,1996).
Par conséquent, on peut penser à une hypothèse du travail par rapport à « l’importation » au Nord de l’Afrique (l’actuel Maghreb) de la part des libyens sortis d’Egypte d’une série d’éléments culturels tels la momification, la lutte canarienne, le jeu du bâton et les constructions tronc-pyramidales (dans le cas des Iles, ou les « bazinas » dans le nord de notre continent) et la trépanation crânienne, en vigueur aux derniers temps aux Monts de l’Aurès (Algérie) et anciennement aussi aux Iles Canaries (Musée Canarien, G.Canarie).
Dans le domaine linguistique il faut rappeler certains liens ou restes paléo linguistiques entre l’Egypte et le monde amazigh. Ainsi, nous constatons les anciens parlers de l’Oasis de Siwa, un enclave amazigh au nord-ouest du pays du Nil où on rendait culte à Amon.
Même le mot « sahu », avec le sens de « cadavre embaumé » ou « momie » en Egypte, dans mon point de vue peut être associé avec le mot canarien « xaxo » au-dessus cité, avec une signification identique, en rendant compte que le son « x<>h et aussi <>ks » (voir le mot « Mexico ou Méjico », en espagnol, dont la j<>h amazigh).
De toutes façons il ne faut pas écarter (H.Rothe), l’influence neolithique-saharienne des anciennes populations nomades provenant du nord-ouest de l’Afrique sur la genèse de la civilisation égyptienne. R.Pottier (1950) dans « Histoire du Sahara », nous dit : « Un jeun targui, Retaman-ag-Baba-Ahmed, me montra un buste du pharaon Tutankamon II. Il avait des traits targui purs- écrit Conrad Kilian ».
Pour conclure, je pense de ma part que la naissance de deux cultures était très proches dans l’espace nord-est africain et presque aussi dans le temps.

Q : Y a t’il des pyramides aux îles Canaries ?

Les pyramides - plus exactement « tronc-pyramides »- ont toujours existées aux Iles Canaries. Elles ne sont pas des simples constructions pour des labours agricoles, comme le système colonial et ses canariens associés l’affirment. Une grande partie des paysans insulaires, malheureusement plongés dans l’ignorance, ne reconnaissent pas que les anciens canariens étaient capables de construire de tels bâtiments.
Ils étaient, les Guanches et les premiers canariens en général, un peuple évolué pour l’époque « malgré » leur appartenance culturel au « Néolithique Africain ». C’est un point de vue absolument colonial et eurocentriste. Les anciens canariens connaissaient très bien le mouvement des astres dans le ciel [9], de la même façon que le peuple touareg domine ce monde astral, reflétée cette culture aussi dans l’héritage ancestrale, l’alphabet Tifinagh, etc., comme nous avons déjà vu précédemment. À Tenerife les plus importantes pyramides sont situées à l’ensemble architectonique de Chakona, Güimar. Ces constructions ont été étudiées en 1991 par les astronomes espagnols C.Esteban, J.A. Belmonte et A. Aparicio (E.Bethencourt- F.P.De Luka, 1996). En résumé, leur principale conclusion fut l’orientation astronomique des « majanos » ou ensemble de pierres en rapport avec le « double » coucher du soleil originé aux sommets de Cho Marcial, le jour du solstice d’été, le 21 de Juin. Selon ces scientifiques on peut déterminer aussi la date du solstice d’hiver, les équinoxes, le jour du nouvel an des Guanches et d’autres événements astronomiques comme le lever et le déclin de la Lune aux moments du déclin extrême.
Au même endroit (commune de Güimar) on constate également un tumulus circulaire à El Rincón (E.Bethencourt-F.P.De Luca, 1996).
Sur l’île de Tenerife il y avait aussi des constructions « tronc-pyramides » dans des autres endroits comme Icoden, Puerto de la Cruz et Orotaba (dont on a des photos), aujourd’hui toutes détruites par l’avance des faux progrés. Sur l’île de La Palma on trouve plusieurs bâtiments tumulaires de pierres « tronc-pyramides » de possible finalité funéraire, surtout situés au centre et à l’ouest de l’île, mais jusqu’à a présent il n’y pas eu de prospections archéologiques pour le vérifier. Sur l’île de Grande Canarie on a constaté des anciennes « tronc-pyramides » à Isleta (Las Palmas), en terrains militaires.
En résumé, on peut dire que le but de ces constructions peut s’associer à de rites astronomiques ou funéraires, ces derniers pas encore démontrés.
Les possibles liens avec les pyramides égyptiennes et les pyramides sud américaines ont été défendus par l’anthropologue norvégien Thor Heyerdhal (disparu en 2000), à travers de sa théorie de la diffusion culturelle transocéanique. En rapport avec les datations par le C-14 on n’a pas des données archéologiques, jusqu’à présent.

Q : Quelles sont les similitudes entre les « Imazighen » canariens et les Berbères continentaux ?

Il y en a des similitudes entre les imazighen canariens et les continentaux. Á part les parallélismes du point de vue historique, linguistique et ethnographique, déjà vus, les canariens d’aujourd’hui présentent éléments anthropologiques communs (mechtoides et méditerranéens) avec les nord-africains de notre Continent. Le groupe sanguin Rh « 0 », généralement majoritaire entre les imazighen, est présent actuellement aux Iles dans un pourcentage du 48%, par rapport au 39,6% du groupe « A » (I.Schwidetzky, 1970). Sur l’île de Gomera le pourcentage du « 0 » augmente au 56%.(García-Talavera, 1993). Swazfischer et Liebrich (1963) nous signalent les pourcentages du groupe « 0 » de 83,9% pour les guanches de Tenerife anterieurs à la conquête espagnole et du 94,7% pour les premiers canariens de Grande Canarie. Ces données sont proches des données actuelles sur les Touaregs de l’Ahaggar (75,4%) (Benabadji et Chamla, 1971) et les Ait Haddidou du Maroc Central (79,7%) (Johnson et al.,1963). Aux îles orientales, Lanzarote et Fuerteventura, le groupe « B » (sémite et subsaharien) augmente ses pourcentages (17,5% et 16%) (F.Pinto, 1996), similaires à l’Algérie et au Maroc, à cause de l’arrivée des esclaves nord-africains pendant le XVI siècle. Au point de vue psychologique et social il y en a aussi beaucoup des similitudes avec les imazighen continentaux, comme le sens poétique, la générosité, la noblesse ou l’hospitalité.

Q : Quelles sont les revendications des Canariens ?

La révendication politique et culturelle du peuple canarien s’est développée dès la fin de la dictature franquiste. À partir du milieu des années 70 eu lieu un essor du mouvement nationaliste dirigé par le MPAIAC et fortement représenté par l’UPC (Union du Peuple Canarien) aux élections démocratiques de 1979. Aux années postérieurs, lorsque du grave attentat d’État en Avril 1978 au dirigeant indépendantiste canarien et Secrétaire General du MPAIAC, Antonio Cubillo, à Alger, quand il préparait un voyage à l’ONU pour rejoindre le Comité de Décolonisation, le gouvernement espagnol et ses associés insulaires se sont mobilisés pour rendre au peuple une alternative nationaliste modérée (pro-espagnole) -Coalition Canarienne- qui se consolide à partir des années 90. Cette situation persiste à l’actualité, mais reste très affaiblie en nombre des votes, en concurrence avec les sigles historiques du PNC (Parti Nacionaliste Canarien). Au présent, dans l’ensemble du Mouvement de Libération National Canarien y existent des partis historiques comme le Congrés National Canarien (CNC) ou le Frepic Awañak, à côté des Associations Culturelles, Syndicales, Écologistes et Vicinales, de Jeunes Indépendantistes, et des formations nationalistes de gauche en essor, comme l’actuelle APC (Alternative Populaire Canarienne)

Q : Quel est le degré de prise de conscience par rapport à l’amazighité ?

Heureusement, le degré de prise de conscience du peuple canarien par rapport à l’amazighité croît de jour en jour. C’est justement la jeunesse canarienne universitaire d’origine qui dirige dans ce secteur la résistance politique et culturelle (azbu adelsan) dans la société actuelle des Iles. Ces jeunes engagés sont représentés dans l’Organisation sociopolitique AZARUG et dans le SEC (Syndicat Étudiants Canariens), majoritaire à l’Université, et ils sont très fiers des leurs racines guanches et imazighen. Même aux noyaux ruraux, les paysans d’origine sont adhérés peu à peu à la cause de leurs ancêtres les imazighen guanches, comme réaction sociopolitique au procés sauvage d’expropriation des leurs terrains à cause des mouvements megaurbanistiques et pour défendre les toujours beaux paysages des Iles. Dans cette ligne d’action on peut encadrer les grandes mobilisations populaires à l’île de Tenerife depuis 2002.

Q : Les insulaires espagnols sont-ils respectueux des Canariens, comprennent ils leurs revendications et les approuvent-ils ?

Les insulaires espagnoles et européens en général ne sont pas du tout respectueux des Canariens, avec des exceptions, surtout si ceux-ci montrent des aspirations vraiment nationalistes. Dans ces moment-lá ils ne comprennent pas leurs revendications, ni même les approuvent-ils. C’est une situation irréversible par sa propre structure coloniale. Q : Quelles sont les activités déployées pour faire revivre et promouvoir la culture amazighe ? La culture amazigh aux Canaries est soutenue et développée par diverses Associations Culturelles et Azarug, principalement à Tenerife, Grande Canarie, Fuerteventura, Lanzarote et Hierro. Les activités déployées pour promouvoir la culture amazigh sont réferées à des conférences données par des personnalités de la culture berbère (Lounés Belkacem, Tasadit Yacine.., parmi les derniers), des cours de tamazight élémentaire à des groupes réduits, données par l’Association Tamusni, folklore de musique canarienne autochtone et tamazight du continent, expositions de peinture (du marocain amazigh Mahjoubi Aherdan), parmi d’autres activités. Jusqu’à présent les Institutions officielles canariennes n’ont pas donné le soutien nécessaire pour la culture amazigh aux Canaries.

Q : L’UE et plus particulièrement "L’Europe des régions" représente-t-elle une chance pour la culture canarienne ?

On ne voit pas pour le moment une chance ou une solution à court ou moyen terme représentée par l’UE, par rapport à la culture Guanche en particulier. Peut être dans un futur on aura du chance si les problèmes actuelles de cohésion de la UE sont résolus, par rapport à la diversité culturelle à niveau mondiale, dans le processus de globalisation et dans le contexte de la culture amazigh en general. D’autre part, à niveau du nord de l’Afrique, je prévois un bon avenir pour tamazight, et par conséquence pour le guanche, toujours qu’il soit rattaché aux valeurs de la democratie et du développement socioeconomique, prévisiblement présents dans le futur prochaine de nos peuples insulaires et continentaux.

Entretien réalisé par Azzedine Ait Khelifa

B. Stora : Il faut désenclaver le concept d’Etat-Nation en Afrique du Nord


Né à Constantine, en 1950, Benjamin STORA est Professeur des Universités. Il enseigne l’histoire de l’Afrique du Nord à l’Institut des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) à Paris et co-dirige l’Institut Maghreb-Europe à Paris VIII-St Denis depuis 1990.

Il a publié de nombreux ouvrages, notamment : Les sources du nationalisme algérien (L’Harmattan, 1989), "La gangrène et l’oubli", "la mémoire de la guerre d’Algérie" (La Découverte, 1991), "Histoire de l’Algérie coloniale" 1830-1954 (La Découverte, 1993) et "Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance" (La Découverte, 2004). Spécialiste reconnu de la guerre d’Algérie et plus particuliérement des mouvements nationalistes algériens, il a eu l’amabilité de nous accorder une interview.

Pourriez-vous nous présenter votre parcours intellectuel ainsi que les grandes problématiques abordées dans vos travaux ?

Benjamin Stora : Je suis né en Algérie, à Constantine, en 1950. J’ai commencé à travailler sur le mouvement nationaliste algérien en 1975 ; j’ai soutenu ma thèse en 1978. On peut distinguer trois phases dans mes travaux : Entre 1975 et 1988 j’ai effectué un travail basé sur des archives écrites (Aix en Provence, archives militaires et policières) et consacré au mouvement nationaliste algérien dans ses différentes composantes ; de 1988 à 1995 j ai travaillé sur les représentations et la mémoire de l’Algérie et de l’Afrique du Nord à travers beaucoup de témoignages oraux, d’ouvrages, d’écrits, de traces littéraires, de romans. Enfin, à la fin des années 1990 et au début des années 2000 j’ai effectué des recherches sur la représentation par les images. J’ai écrit Imaginaires de Guerre (réédité récemment), car j’ai vécu au Vietnam, ainsi que La Guerre Invisible aux Presses de Sciences Po. Je viens de publier un livre avec Laurent Vergereau, Photographier la Guerre d’Algérie, à partir d’une exposition qui s’est tenue à l’Hôtel de Sully.

Vous avez récemment publié chez Hachette une biographie de Messali Hadj, le père de la conception nationaliste algérienne moderne (celle d’une Algérie exclusivement arabe et musulmane au détriment des autres cultures autochtones telles que les Berbères). Pouvez-vous nous éclairer sur la genèse de cette idéologie ?

BS : Tout d’abord il faut replacer l’écriture de cet ouvrage dans son contexte : cette biographie était ma thèse soutenue en 1978, donc ce livre sur Messali est une réédition. Je précise cela car à l’époque à laquelle j ai commencé à travailler sur le personnage j étais tout seul. Personne ne travaillait sur Messali dans le milieu universitaire et académique. Il y avait des militants, des acteurs, des anciens du mouvement national, mais aucun historien académique en France ou en Algérie. C’était la première thèse qui était soutenue sur Messali, donc mon objectif d’alors était de briser l’occultation de ce personnage.

A l’époque la sortie du personnage en pleine lumière constituait un événement en soi, car il était écarté de l’histoire officielle par les récits unanimistes du FLN. J’avais 25 ans et c’était pour moi très important de ne pas me situer dans un récit officiel et d’évoquer l’histoire sous tous ses aspects. A l’époque, Mohammed Harbi était le seul historien algérien à déconstruire le récit officiel. Trente ans plus tard il est évident que les questions ne se posent plus de la même manière. Messali est largement sorti de l’histoire officielle du secret depuis maintenant une quinzaine d’années en Algérie.

Entre-temps j’ai publié une biographie de Ferhat Abbas en 1995 et je me suis intéressé aux questions touchant la nation algérienne, en particulier la question berbère. Ce sont des questions que je ne me posais pas en 1975. Le Printemps Berbère de 1980 n’avait pas eu lieu, la question berbère en France comme en Algérie existait mais était totalement enfouie, il s’agissait de construire des pans entiers de l’histoire du mouvement national.

Il est évident que ma conception de l’écriture de l’histoire ou du personnage de Messali a profondément changé en 30 ans. Je pense qu’effectivement dans l’idéologie du Messalisme il y a des conceptions extrêmement centralisées, extrêmement « jacobines », qui ne font pas la part belle à d’autres formes d’expression culturelle. A l’époque je n’avais pas saisi toute l’importance de la crise berbériste de 1948-49. Depuis j’ai travaillé dessus, j’ai évolué par rapport à ce personnage qui reste à mon avis un grand personnage de l’histoire algérienne mais qui était d’évidence bloqué dans une perspective arabo-musulmane au détriment d’autres dimensions.

Sait-on si les dirigeants et militants kabyles évincés ou ayant démissionné du PPA/MTLD lors de la crise dite « berbériste » de 1948-49 ont pu, par la suite, rejoindre le FLN après 1954 ?

BS : Bien que je ne sois pas un spécialiste de cette question, certaines recherches permettent de se faire une idée de ce qu’il s’est passé entre 1949 et 1955. Trois grands courants ou sensibilités se sont dégagés de la crise « berbériste » par rapport à la guerre d’indépendance. Il y a tout d’abord ceux qui ont continué la politique dans les rangs du Parti Communiste Algérien, ce qui leur a valu l’étiquette infâmante pour l’époque de « berbèro-matérialistes ». Ils voulaient poursuivre leur bataille politique dans ce courant communiste car ils étaient laïques et ne pouvaient pas se reconnaître dans des partis comme les Oulémas ou le PPA ni même l’UDMA qui était un parti de notables.

Il y a ensuite ceux qui ont continué la bataille silencieusement à l’intérieur du PPA/MTLD et ensuite du FLN. Ils ont continué en s’effaçant, sans jouer de premier rôle. Ils étaient effectivement ostracisés, le soupçon de berbérité opposée à l’arabité pesait toujours sur eux et ils étaient régulièrement l’objet d’accusations. Certains ont payé cela de leur vie à l’intérieur des maquis. Malgré tout, ces militants ont continué le combat politique nationaliste à l’intérieur du FLN.

La troisième et dernière sensibilité a purement et simplement abandonné la politique et s’est consacrée à un travail exclusivement culturel. La berbérité, la question de la langue était à leurs yeux la chose la plus essentielle dans l’immédiat.

Classeriez vous Hocine Aït-Ahmed dans la 2e catégorie ?

BS : Oui. Car il était un grand dirigeant qui s’est effacé, et avec lui une masse de militants silencieux. Aït-Ahmed a été celui qui n’a pas voulu porter le drapeau de la multiplicité des points de vues dans une situation d’affrontement avec un autre Kabyle, Krim Belkacem, qui à l’époque était un grand partisan de la conception d’une nation unifiée. C’est Krim qui a mené la bataille en Kabylie contre les « berbéristes », il ne faut pas l’oublier. Cette histoire est complexe, il ne s’agit pas seulement des « gentils Kabyles unis » qui seraient victimes d’attaques extérieures. Un personnage comme Abane Ramdane par exemple, qui dans l’espace privé se vivait Kabyle, n’a jamais fait de cette appartenance une motivation politique publique, contrairement à ce qu’affirmaient les accusations portées contre lui par ses adversaires.

Dans "Le FLN : Documents et Histoires" de Gilbert Meynier et Mohammed Harbi, il apparaît clairement que Fathi al Dib, le très influent responsable égyptien des relations avec le FLN pendant la guerre d’Algérie, faisait preuve d’une kabylophobie patente (il utilisait le terme « Kabyle » comme une insulte à l’égard de Ramdane, Krim, Aït-Ahmed etc). Selon vous, la politique d’arabisation, de centralisation et de mise sous le boisseau du fait berbère en Algérie dès 1962 est-elle la conséquence d’une idéologie endogène (le fruit du Messalisme) ou exogène (découlant du poids important de l’Egypte de Nasser dans la gestation de l’Algérie indépendante) ?

BS : Evidemment, les deux aspects cohabitent. Il y a certes la conception interne portée par le Messalisme dans son idéologie politique, laquelle implique la conception du peuple “Un”, unifié autour d’un seul principe, d’un seul type de valeurs. Mais les facteurs externes, c’est à dire l’Egypte et ce qu’on appelait la révolution Nassérienne, sont absolument cruciaux. L’Egypte, par son prestige et le modèle qu’elle propose, joue un rôle gigantesque dans les années 1950. N’oublions pas que la question du modèle proposé n’est pas simplement l’Arabité politique mais aussi la conception militaire : le Mouvement des Officiers Libres Egyptiens qui prend le pouvoir inspire très fortement certains dirigeants du FLN et de l’armée des frontières. C’est un aspect à ne pas oublier.

En ce qui concerne la question de l’arabité politique et du rôle de Nasser et de Fathi Al Dib, son responsable des services, le livre de Meynier en parle, mais ce n’est pas une nouveauté. Les mémoires de Fathi Al Dib ont été publiés chez l’Harmattan il y a déjà plus de 20 ans et étaient déjà très claires : il y avait une volonté égyptienne de mettre la main sur la révolution algérienne, d’installer des hommes-clefs dans le futur appareil d’Etat, de proposer un modèle politique centré autour de l’arabité et de la minorisation de tous les autres faits culturels. Tout cela était connu mais mal mesuré par les intellectuels français de l’époque, lesquels ont mal apprécié l’importance de l’Egypte dans la conduite même des affaires intérieures algériennes. Pour conclure sur ce point, l’explication exogène de l’influence égyptienne est plus convaincante que l’explication endogène messaliste, parce que Messali lui-même a été vaincu. On peut dire que c’est le modèle égyptien qui triomphe à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

Vous venez de publier aux éditions La Découverte le premier tome d’une Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance. Considérant les principes structurels qui fondent l’Etat algérien depuis sa création, pensez-vous possible d’assister à une transformation substantielle de cet Etat aboutissant à une décentralisation poussée, au fédéralisme, voire même à la garantie de large autonomie pour certaines régions comme la Kabylie ?

BS : Vieille question ! J’ai peur que celle-ci soit encore en gestation. Géographiquement l’Algérie est un immense pays et il est évident qu’il est de plus en plus difficile de vouloir continuer à l’administrer sur un modèle ultra-centralisé. C’est un aspect dont les prochains responsables politiques devront tenir compte. On ne peut diriger un pays aussi important, qui va de Tlemcen à Constantine et d’Alger à Tamanrasset pour reprendre une expression célèbre, qui fait 2000 km avec le Sahara (lequel contient des populations et des richesses), suivant les mêmes règles et modèles qu’un Etat ultra-centralisé et sans comprendre toutes les particularités qui le traversent. Donc, dans l’avenir, je ne pense pas que l’on restera sur ce modèle ultra-structuré.
Un deuxième aspect est la question plus vaste de l’Afrique du Nord. Il est évident qu’existent des entités régionales en Afrique du Nord. Le Maghreb des régions est une réalité à la fois historique et géographique. Il faut désenclaver la notion d’Etat-Nation et peut-être penser a la construction unitaire du Maghreb sur le plan politique, sur un modèle fédéral comme en Europe par exemple. Cette question des régions ne peut être posée uniquement dans le cadre de l’Algérie. Sur une temporalité plus longue il faudra aussi se poser le problème des frontières sahariennes, et du règlement de la question du Sahara Occidental car il n’y a pas que la question kabyle en Algérie. Il y a également la question du Rif qui est très importante et qui traverse les frontières marocaines et algériennes. Il faut sérieusement réfléchir à une coopération politique entre l’Algérie et le Maroc sur cette question régionale.

Est-ce un type de réflexion que développent les dirigeants politiques nord-africains ?

BS : Non, ils n’ont pas ce type de réflexion. Ils sont vraiment très en retard sur ces sujets. Je pense que sur ces questions les sociétés sont plus en avance que les dirigeants. Par exemple l’absurdité de la fermeture des frontières entre l’Algérie et le Maroc est très loin des préoccupations vécues sur le terrain par les populations.

Pour rebondir sur cette question des régions, peut on dire que la nation algérienne, le peuple algérien, existent vraiment ? L’Algérie n’est elle pas qu’un simple artefact juridique crée par la France en 1830 ?

BS : Non. Ce n’est pas ma conviction. Je pense que la nation algérienne existe réellement, et ce pour une raison simple : parce que le sentiment national s’est forgé tout au long des ans contre la présence française. Un mouvement national s’est crée, quelques soient ses composantes et ses courants, ce mouvement a coagulé et a pris forme. Donc le sentiment d’appartenance à un territoire commun existe en Algérie, qu’on le veuille ou non. D’autre part ce sentiment s’est renforcé durant la guerre d’indépendance livrée contre la France et qui a tout de même fait des centaines de milliers de victimes. Et à partir de là la nation existe, comme toutes les nations. Les nations n’existent pas de manière intemporelle, abstraite, avec des frontières préalablement établies. Toutes les histoires nationales sont forgées sur des mythologies, sur des guerres, sur des conquêtes de soi, sur des réalités.

La France ne s’est pas non plus crée de manière abstraite. La construction de la nation italienne est très récente, elle date de 1860. L’Allemagne également est une nation très récente. On a par conséquent l’apparition, la construction et l’affirmation d’un sentiment national en Algérie. Les 32 millions de personnes vivant sur le territoire algérien ont le sentiment de se rattacher à un drapeau, à un slogan, à un territoire, à des frontières, c’est une réalité. Qu’il y ait des volontés séparatistes, sécessionnistes, d’affirmation de soi dans certaines régions, cela existe dans toutes les nations. Mais ce sont des minorités par rapport à l’immensité des territoires et des sentiments nationaux.

Dans une nation il faut au moins deux choses : les mêmes mythes fondateurs et les mêmes projets de société. Cependant, à l’heure actuelle, la Kabylie ne semble-t-elle pas avoir des mythes fondateurs différents de ceux du reste des algériens ?

BS : Je n’en suis pas sûr. Parmi les mythes fondateurs il y a des personnages emblématiques. Or, parmi les personnages emblématiques récents de l’histoire algérienne (sans remonter à Massinissa ou Jugurtha) sont ceux dégagés par la guerre avec la France. Ce sont des personnages auxquels les Algériens quelque soit leur région s’identifient. Abane Ramdane, Krim Belkacem, Ait Ahmed, Amirouche, sont nés en Kabylie et sont revendiqués par tous les Algériens, quelque soit la région à laquelle ils appartiennent. Ce ne sont pas des personnages qui n’appartiennent qu’à la Kabylie.

Cependant il existe des personnages revendiqués par tous les Algériens, par exemple Ahmed Ben Bella, qui sont rejetés en Kabylie...

BS : Là encore, il faudrait faire des enquêtes de terrain. Si l’on prend les gens appartenant à une certaine génération politique, aujourd’hui âgés entre 65 et 80 ans, est-ce que Ben Bella serait totalement étranger, totalement extérieur à leur vie, à leur histoire ? Je ne le crois pas.
C’est un personnage avec lequel ils seraient peut-être en désaccord du fait de ses prises de positions idéologiques, de sa personnalité, de ses engagements mais c’est un personnage qui appartient à leur vécu, à leur imaginaire, car il a fait parti des chefs fondateurs arrêtés dans l’avion avec Boudiaf et Aït-Ahmed et a été le premier président de la République algérienne ! Des gens peuvent avoir des oppositions très fortes à son égard, mais une mythologie nationale c’est aussi des personnages qui appartiennent à un imaginaire commun mais avec lesquels on est en désaccord. Cela n’est pas du tout propre à l’Algérie.
En France par exemple, des personnages appartiennent à la mythologie nationale tout en posant problème. Pour rester dans un cadre comparable à celui de l’Algérie, certains personnages de la Révolution Française, Robespierre par exemple, sont problématiques. En France aujourd’hui on peut encore être pro ou anti-robespierriste, ce qui ancre ce personnage dans la conscience nationale. Les mythologies nationales se forment également avec le passage des générations. Peut-être y a-t-il aujourd’hui en Algérie des générations qui veulent se séparer des ancêtres ?

Justement, le ciment de la nation algérienne a été la guerre d’indépendance. Hors aujourd’hui 70% de la population n’a pas connu la guerre. N’est-ce pas peut-être la fin de ce mythe fondateur ?

BS : Au contraire, il se transmet. Il y a en Algérie un appareil éducatif, des écoles, des manuels scolaires, des modes de représentation, des mécanismes qui se mettent en place. La mémoire familiale transmet les souvenirs. Tout cela n’est pas abstrait mais très concret. Ce n’est pas parce que les gens n’ont pas vécu une guerre qu’ils ne la connaissent pas. Aujourd’hui dans la mémoire algérienne, la guerre d’indépendance, tout comme la première guerre de conquête de 1832-1871, fabrique de la mémoire collective, du lien collectif. Certes, dans ce lien général existent des particularités très fortes, des sentiments d’appartenance régionale, d’appartenance à ce qu’on appelait jadis la « petite patrie ». Mais cela ne transcende et ne détruit pas le lien d’appartenance nationale. Car un élément joue, celui de la durée.
Cela fait maintenant un demi-siècle que l’Algérie est indépendante. C’est une histoire qui se poursuit. Par exemple, durant la terrible guerre civile que le pays a connu dans les années 1990, le lien national aurait pu se détruire. Chaque région aurait éventuellement pu se replier sur elle-même face à la tragédie nationale. Cela n’a pas été le cas. Le lien national ne s’est pas défait durant la guerre civile, au contraire on a assisté, dans le cadre d’un rejet de l’islamisme politique, à une forme de connexion nationale. Ce qui n’empêche en rien le sentiment d’appartenance à la « petite patrie » ou le fait qu’il faille davantage de libertés personnelles et culturelles, mais je ne pense pas qu’il y ait eu destruction du lien national algérien.

Après les mythes fondateurs, ce qui fonde une nation est un projet de société. Hors aujourd’hui il semble que certaines régions (la Kabylie, mais aussi les Touaregs et d’autres) aient des projets de sociétés différents de ceux du reste de l’Algérie...

BS : Cela c’est le problème du vivre ensemble. Le lien s’est-il défait à un point tel entre toutes les régions d’Algérie, pas simplement la Kabylie, pour dire qu’il n’y a plus de possibilité de vivre ensemble ? Je ne le crois pas.

Propos recueillis par Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri

Les Chroniques du [CyberKabyle].

La Kabylie est sous l’emprise d’un Etat anachronique


Saïd Doumane, originaire d’Aït-Hague (Larbâa Nath Yraten), ancien prisonnier politique en Algérie, maître de conférences à l’université de Tizi-Ouzou et à l’INALCO de Paris, a eu l’amabilité de répondre à nos questions.

Existe-t-il, historiquement, un « modèle économique Kabyle » ? Si oui, à quelle période s’est-il développé ? Quelles en étaient les structures (agriculture, artisanat, commerce intra-régional, échanges avec les régions étrangères etc...) ?

Saïd Doumane : On ne peut pas parler de modèle économique kabyle au sens de système économique reproductible dans le temps et dans l’espace. Ce que l’on peut dire, c’est que la Kabylie a pu (et a su) inventer et mettre en œuvre au cours des siècles qui ont précédé la colonisation française, une forme d’économie pré-capitaliste ou de subsistance comme la qualifiaient les anthropologues, qui a fonctionné de façon relativement satisfaisante pendant tout le temps où les Kabyles ont réussi à sauvegarder une certaine autonomie du " pays kabyle ".

C’était une économie... kabyle dans la mesure où elle était fondée, pour l’essentiel sur des ressorts endogènes : utilisation intensive de toute la force de travail disponible et exploitation parcimonieuse et rationnelle du peu de ressources naturelles disponibles, notamment la terre. Les structures productives de cette économie étaient polyvalentes : autour de la production agricole, arboricole et le petit élevage se combinait un ensemble d’autres activités artisanales et manufacturières (forge, petite métallurgie, armurerie, orfèvrerie..) , réseau d’échanges internes (leswaq ou marchés hebdomadaires par dizaines) et externes (colporteurs par milliers et quelques comptoirs dans les grandes villes d’Algérie et même d’Afrique du Nord).

Cette économie, insérée dans une organisation sociopolitique appropriée (solidarité familiale et villageoise, mobilisation générale pour les grands travaux...) avait atteint un certain niveau de productivité et faisait vivre une population dense et nombreuse.

Quelle a été l’influence économique des Turcs (prélèvement d’impôts, coûts des guerres successives, revenus de la piraterie...) sur la Kabylie, entre le XVIe et le XIXe siècle ?

S.D. : L’arrivée des Ottomans au début du 16ème siècle sur le littoral algérien était motivée officiellement par l’appel des habitants d’Alger pour solliciter de l’aide afin de se prémunir contre les incursions de la marine espagnole. En réalité, les Turcs avaient un objectif plus conforme à leurs intérêts : utiliser les ports et les mouillages de la rive sud de la Méditerranée pour les besoins de leur piraterie. Ce qu’ils firent sans état d’âme et surtout sans se soucier de l’intérieur du pays auquel ils tournèrent le dos pour l’essentiel. Du moins tant que la piraterie était d’un grand rapport pour eux. C’est dire que les Ottomans exerçaient des pressions fiscales sur les autochtones surtout lorsque leurs prises en mer déclinaient.

Concernant la Kabylie, l’emprise des Turcs n’était effective que dans les plaines, les vallées et les grands axes de communication où ils avaient édifiés des bordjs (fortins militaires) entourés généralement de tribus dites makhzen, à leur solde. Les tribus kabyles avaient échappé, dans leur grande majorité, à l’impôt turc, à l’exception de celles établies dans les vallées et les piémonts. Toutefois, elles étaient soumises, quand elles ne pouvaient pas se frayer le passage par la force, à d’importants droits et taxes de passage et d’accès aux marchés des villes, des plaines et des hauts plateaux. Globalement, sous les Turcs l’économie kabyle était quelque peu perturbée mais demeurait encore vivace. D’une certaine façon, la présence turque avait, paradoxalement, renforcé le savoir-faire artisanal et manufacturier kabyle en poussant certains artisans des villes (Alger, Blida...) pressurés par le fisc turc, à se réfugier dans le massif montagneux kabyle.

Quant aux revenus de la piraterie, ils n’avaient servi qu’à entretenir les dignitaires turcs, leurs clientèles (militaires, marchands) et le sultan de Constantinople. Détrôné par les français, le dey Hussein, en quittant Alger en 1830, avait pour seul souci d’emporter sa fortune (les Français l’autorisèrent à embarquer 50% de ses biens).

« Le corps expéditionnaire français mit à sac la Kabylie »

Quel impact a eu la guerre de conquête française de la Kabylie (1853-1871) sur les structures économiques kabyles ?

S.D. : Le maréchal Randon surpris en 1857 par les ouvrages de génie construits par les résistants kabyles pour se défendre, avait compris qu’au-delà de la bravoure humaine, il y’avait un soubassement économique et matériel. Il ordonna alors de "faire disparaître les instruments d’autonomie et d’indépendance de cette région" (cf C.A Julien :Histoire de l’Algérie contemporaine...). Le général Lallemand aux commandes du corps expéditionnaire lancé contre le massif kabyle en 1871, tout autant surpris que son prédécesseur, décida d’en finir et mit à sac la Kabylie. Elle ne s’en relèvera pas économiquement et politiquement.

« La présence française en Kabylie n’a rien apporté au plan économique »

On ne peut donc pas dire que la colonisation française, avec son apport en savoir faire agricole moderne et en infrastructures (routes, éducation, aéroport de Vgayet, port pétrolier de Vgayet), a été bénéfique pour le tissu économique kabyle ?

S.D. : La colonisation française en Algérie était, pour l’essentiel, une colonisation agraire ; l’exploitation minière et surtout celle des hydrocarbures sont venues sur le tard. La Kabylie, très peu pourvue en terres agricoles et dénuée de ressources minières et énergétiques n’était pas d’un grand intérêt pour les colons et les entreprises françaises qui l’ont, de ce fait, relativement épargnée. Par contre, les entrepreneurs français, fermiers ou industriels, oeuvrant en Algérie ou en métropole, ont remarqué depuis longtemps la dextérité et l’endurance des ouvriers kabyles (les enquêtes du capitaine de génie Carette ont signalé, dès les années 1840, les qualités du travailleur kabyle).

Aussi, après l’insurrection de 1871 et la répression qui s’en est suivie (tueries, emprisonnements, exils, déportations, destruction systématique des bases matérielles de l’économie kabyle), des milliers d’hommes quittèrent la Kabylie et envahirent les plaines et les villes, à la recherche de moyens de subsistance. Cette main d’œuvre taillable et corvéable à merci fit le bonheur des colons, avant de faire celui des industriels métropolitains ; les uns et les autres se la disputèrent pendant des années. Si les colons purent s’approprier cette main d’œuvre jusqu’au début du 20ème siècle, ce fut de moins en moins le cas à partir de la 1ère guerre mondiale (l’émigration kabyle en France métropolitaine s’élève à environ 20000 en 1915, 30000 en 1917 et 80000 à la fin de la guerre et ne cessera d’augmenter après, surtout depuis la 2ème guerre mondiale).

Ceci pour dire que la présence française en Kabylie n’a rien apporté au plan économique, sinon la prolétarisation des paysans et des artisans kabyles ; ce n’étaient point les quelques tentatives de relance de l’artisanat et les quelques infrastructures lancées à partir de 1945 et à l’occasion du Plan de Constantine initié par le général de Gaulle (après 1958) qui allaient "relancer le tissu économique kabyle". En résumé, on peut dire que la Kabylie n’a survécu depuis 1871 que grâce aux transferts de sa diaspora, interne et externe.

Aujourd’hui encore, la Kabylie ne peut se passer de l’apport de ses émigrés. Mais cette "manne" s’amenuise d’année en année ; c’est la fin d’une époque pour la Kabylie. Son avenir réside, désormais, dans son développement interne ; mais le chemin est fort tortueux parce que la perspective qui lui est tracée par l’Etat algérien est celle de sa dilution dans le magma national.

« La Kabylie sombre de plus en plus dans la pauvreté »

Durant la période du « socialisme algérien » de 1962 à 1988, pensez-vous que la Kabylie ait connu un certain enrichissement économique (via la création d’un nouveau tissu industriel) ou un appauvrissement radical (du fait du sabotage systématique de l’agriculture durant la " Révolution agraire".

S.D. : A l’indépendance, le pouvoir qui a succédé à l’administration coloniale a opté pour une politique économique centralisée, en conformité avec le modèle étatiste mis en place : monopoliste et jacobin. L’extinction des diversités régionales est, dès le départ, programmée.
La première conséquence qui allait en découler est l’éviction de la paysannerie et des petits entrepreneurs polyvalents à vocation régionale ou locale. La technobureaucratie étatique est préposée aux affaires économiques tandis que le parti unique (le FLN) est chargé du contrôle politico-idéologique.
Conçue et orientée de haut en bas, l’industrialisation du pays consistait, au départ, à implanter trois grands pôles industriels à Alger-Réghaia (métallurgie, et construction mécanique), à Oran-Arzew (pétrochimie) et Annaba-Constantine (sidérurgie, mécanique).

Jusqu’à l’avènement du boom pétrolier des années 1970, rien d’important n’a été entrepris dans les régions de l’intérieur, sinon le saupoudrage de quelques rares unités industrielles destinées beaucoup plus à imprimer la présence et l’autorité de l’Etat qu’à promouvoir une politique de développement. A partir de 1973-1974, l’afflux de pétrodollars dû à la substantielle augmentation du prix du pétrole sur le marché international, a permis un certain élargissement de la base industrielle de l’Etat ; la Kabylie bénéficie, en gros, d’un complexe électroménager (Tizi-Ouzou) , d’une infrastructure pour l’exportation du pétrole (Vgayet) et de quelques unités de moindre envergure dans les vallées du Sébaou, de la Soummam et à Tuviret ( briqueterie, coutellerie, confection, meuble, minoterie... ). Durant cette période, le taux de chômage a beaucoup régressé et on a cru à une volonté étatique de favoriser le développement économique de la région.

Mais, à partir de 1980, on assiste à un net reflux des investissements étatiques, reflux directement lié à la protesta inaugurée par le "printemps berbère". Une sanction politique pernicieuse non assumée dont la Kabylie continue à payer le prix et de façon encore plus draconienne depuis avril 2001. Aujourd’hui, délaissée économiquement par l’Etat et sans projet de développement propre, la Kabylie sombre de plus en plus dans la pauvreté. L’émigration de travail se raréfiant d’année en année, l’économie traditionnelle abandonnée, les subsides publics se tarissant, les investissements privés et internationaux découragés, la Kabylie est économiquement dans l’impasse et arrive à un tournant décisif de son histoire.

La révolte est quotidienne, la société se délite et les jeunes cherchent à partir. La débrouille individuelle tend de plus en plus à devenir la seul échappatoire à une crise collective. Il est plus que jamais urgent de réfléchir et d’agir aux voies et moyens d’en sortir. Une chose est sûre : il n’y a rien à attendre de l’Etat algérien dans sa configuration actuelle.

« La Kabylie est sur-administrée ! »

Est-il exact que la Kabylie possède le taux de recouvrement de l’impôt le plus élevé du pays ? Qu’est ce qui expliquerait un tel phénomène ? Est-ce aussi exact que pour 100 DA d’impôts verses à l’Etat central par la Kabylie, seuls 30 DA lui reviennent sous formes d’investissements publics divers ?

S.D. : Divers observateurs, notamment des économistes spécialisés dans l’économie régionale et certains élus locaux de l’opposition ont fait ce constat. S’il est connu que la Kabylie est soumise à un taux de recouvrement fiscal des plus élevés en Algérie, en raison du contrôle administratif et policier étroit dont elle a toujours été sujette (de ce point de vue là, elle est sur-administrée !), les données chiffrées et quantitatives en ma possession, tirées des bulletins statistiques officiels, nationaux ou de départements ( de toute façon peu fiables), ne me permettent pas de vous confirmer l’exactitude des chiffres contenus dans votre question. Il s’agit, peut-être, de résultats d’une étude ou d’une enquête privée dont je n’ai pas connaissance.

« En Algérie, la corruption est partout »

Les jeunes kabyles manifestent aujourd’hui une grande soif d’entreprendre, comme le montrent les chiffres de créations de petites entreprises. Quels outils (institutions financières, cadre juridique) seraient nécessaires pour voir cette volonté d’entreprendre se concrétiser de manière plus efficace ? Le gouvernement algérien et les autorités locales (Walis, APCs) prennent-ils des mesures dans ce sens ?

S. D. : L’Algérie, dans son ensemble, souffre de la chape de plomb d’un Etat de type patrimonial c’est-à-dire où les détenteurs du pouvoir considèrent que les ressources du pays leur appartiennent ( la propriété se confond dans leur esprit avec l’autorité : plus on est élevé dans la hiérarchie étatique, militaire ou gouvernementale, plus on peut s’accaparer en toute bonne conscience des richesses nationales ).Dès lors, ils se comportent comme si les aspirations des citoyens à entreprendre, à investir, à accumuler ou à s’enrichir en dehors de leur sérail, de leur parrainage ou copinage, sont suspectes, voire dangereuses. C’est la raison pour laquelle, à mon sens, l’investissement privé, régional, national ou international en Algérie n’arrive pas à se frayer un chemin dans les méandres de ce que l’on appelle de façon confuse et impersonnelle la bureaucratie.

Il est plus difficile, en Algérie, de créer une petite fabrique de crayons que d’importer, à coups de milliards, des fournitures scolaires ou de bureau. Mais n’importe pas qui veut ! Dans ces conditions, que les jeunes de Kabylie ou d’ailleurs, rencontrent des difficultés ou des blocages dans leur désir d’entreprendre, de trouver du travail ou de s’organiser pour mieux s’exprimer et se défendre, n’a rien de surnaturel.
Les difficultés résident dans les différents obstacles administratifs à surmonter, des pots de vin à verser et des interventions à solliciter. Il existe parfois des textes et des lois adéquats, notamment en matière de crédit bancaire ou de procédure dite "guichet unique" mais encore faut-il que ces textes ou ces lois soient effectifs et applicables.
En Algérie, le détenteur du pouvoir, quel que soit son niveau hiérarchique, fait sa loi et il n’y a point d’instance de recours, à fortiori quand il s’agit de jeunes citoyens sans moyens ni appuis ; il reste pour les plus tenaces la débrouille ou le système "D" avec le risque de tomber dans l’infraction. Seuls ceux qui ont les moyens "d’arroser" et ceux qui ont des entrées solides dans les différents rouages administratifs tirent leur épingle du jeu. Dans ce contexte, la libéralisation de l’économie n’est qu’un trompe l’œil et sert, en définitive, de paravent pour blanchir des fortunes amassées grâce à des positions acquises dans l’appareil étatique.

« La corruption est consubstantielle à la nature (...) de l’Etat (algérien) »

Le rapport de la commission Issad sur les événements du Printemps Noir de 2001 a révélé une corruption très répandue en Kabylie, affectant aussi bien les corps de l’Etat que la classe politique locale. Cette corruption est-elle un frein au développement économique ? Peut-on évaluer le poids de cette corruption et le manque à gagner pour l’économie ?

S.D. : La corruption est consubstantielle à la nature patrimoniale de l’Etat ; tout postulant à l’entrée dans le monde des affaires ne peut être admis dans un créneau que s’il en paie le prix politique et financier. Elle est partout, en Kabylie pas plus qu’ailleurs ; ce qui fait qu’elle est plus visible en Kabylie, c’est, me semble-t-il en raison du contexte politique local : la corruption y est utilisée comme instrument de neutralisation de la contestation politique. On "achète" certains acteurs politiques, généralement les plus fragiles socialement et matériellement et on entretient l’insécurité et le désordre pour faire pression sur les investisseurs potentiels.
En matière de corruption, comme l’a écrit si pertinemment le Quotidien d’Oran en date du 28/01/2005 " l’erreur à ne jamais faire c’est d’étaler le problème en public, recourir à des journaux (...) car (...) vous ne pouvez rien prouver (...). Ce que vous récoltez, c’est le malheur d’être définitivement grillé dans le circuit des affaires (...). C’est tout le monde qui se ligue contre vous, même vos propres amis puisque vous leur portez préjudice." Il est évident que la corruption est un frein au développement, pire, elle est rédhibitoire (des études de la Banque Mondiale sur certains pays d’Afrique le montrent amplement).
En Algérie, on parle occasionnellement de lutte contre la corruption mais tout se passe comme si l’évocation circonstancielle de ce fléau avait pour objectif de mieux l’occulter. Il arrive aussi, à certaines périodes, qu’on expose à la vindicte populaire un bouc émissaire (pas toujours du menu fretin !) pour mieux protéger l’ensemble du système. La dernière affaire en date médiatisée (les autres sont pour la plupart tues), l’affaire Khalifa, dont tout le monde sait qu’elle est un gigantesque détournement d’argent public, finira sans doute dans les oubliettes parce qu’elle implique de grosses pontes du régime.
Quand en 1999, Djilali Hadjadj, journaliste à El Watan et médecin de profession a dévoilé l’un des scandales du marché (importation) du médicament et du matériel médical (cf. son livre : Corruption et Démocratie en Algérie), l’affaire sera vite étouffée. Les exemples ne manquent pas. Tout le monde imagine le poids de cette corruption sur l’économie du pays mais personne n’est en mesure, pour l’heure, d’en étudier la teneur et en évaluer l’impact sur l’économie nationale. On sait, toutefois, comme l’a avoué un commis du pouvoir à Djilali Hadjadj qu’en matière de gestion des biens publics " la règle est d’abord de s’enrichir avant d’enrichir son pays" (cf. le Monde Diplomatique de septembre 1998).

« Le développement économique des pays du nord de la Méditerranée a pris son envol à partir de régions disposant d’une identité propre. »

Récemment, le magazine britannique "The Economist" a établi un classement des pays "arabes". Sur le plan de l’ouverture économique, l’Algérie est avant-dernière, juste devant la Libye. Et l’article ajoute "Dans un pays en guerre, occupé par des armées étrangères, la situation économique serait meilleure." Que cela vous inspire-t-il ?

Saïd Doumane : L’Algérie est, hélas, mal classée dans de nombreux domaines : couverture alimentaire, situation sanitaire, éducation, droits de l’homme, agriculture et industrie, taux de chômage...
Mais il y’a la manne pétrolière et gazière (bon an mal an, 20 à 25 milliards de dollars) qui sert de cache-misère et surtout de force de négociation avec les partenaires étrangers. Selon une expression utilisée par des observateurs avertis, l’Algérie est un pays riche où la majeure partie de la population est pauvre !

« (Le partenariat euro-méditerranéen) pourrait aussi constituer une opportunité pour la Kabylie () mais encore faut-il qu’existe une économie kabyle »

Pensez-vous que les accords d’association Euro-Méditerranée constituent une chance pour la Kabylie ? Ou bien la Kabylie, déjà réduite à être la banlieue d’Alger, ne risque-t-elle pas de devenir la banlieue de la banlieue de l’Europe ?

S.D. : Le partenariat euro-méditerranéen tel que préconisé par la déclaration de Barcelone en 1995 est susceptible d’être une chance pour les 9 pays du sud de la Méditerranée qui y ont pris part. A fortiori pour l’Algérie dont le système productif, excepté les hydrocarbures, qui a évolué dans un cocon artificiel et un protectionnisme mortifère jusqu’au début des années 1990, a besoin de se frotter à la réalité économique extérieure. Mais encore faut-il adapter ce système productif désuet aux règles de fonctionnement de l’économie en vigueur dans le pourtour méditerranéen, dans la perspective de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne prévue pour 2010.

Cela pourrait aussi constituer une opportunité pour la Kabylie et les autres régions d’Algérie mais encore faut-il qu’existent une économie kabyle et au delà d’autres économies régionales : aurésienne, oranaise, saharienne..., à même de pouvoir faire vis-à-vis et s’insérer dans un réseau d’échanges et de complémentarités de systèmes productifs différents.
Ce n’est, malheureusement, point le cas ; l’Etat algérien ayant entravé toutes les potentialités régionales au nom de l’homogénéisation territoriale et sous le fallacieux prétexte que les spécificités régionales (y compris économiques !) étaient néfastes à l’unité nationale. Les décideurs algériens ignoraient -ou feignaient d’ignorer- que le développement économique des pays du nord de la Méditerranée a pris son envol à partir de terroirs et de régions disposant d’une identité propre ; c’est cet enracinement territorial et régional qui est, en effet, à la base du foisonnement industriel national des pays développés (cf. F. Braudel : Civilisation Matérielle et Capitalisme...). Que peut apporter aujourd’hui la Kabylie à la Catalogne où à la Toscane par exemple dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen ou de coopération inter-régions méditerranéennes ? Pas grand-chose dans l’immédiat sinon la force de travail de sa jeunesse. A l’inverse, la Catalogne et la Toscane peuvent lui vendre une multitude de services, de produits industriels et agricoles, y compris de l’huile d’olives et des figues ! Pourtant, ce sont toutes les trois des régions méditerranéennes présentant des potentiels similaires, sauf que les deux régions de la rive nord évoluent dans le cadre d’Etats modernes tandis que la Kabylie est sous l’emprise d’un Etat anachronique. Là est la différence.

Entretien réalisé par Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri




Les Chroniques du [CyberKabyle].