Né à Constantine, en 1950, Benjamin STORA est Professeur des Universités. Il enseigne l’histoire de l’Afrique du Nord à l’Institut des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) à Paris et co-dirige l’Institut Maghreb-Europe à Paris VIII-St Denis depuis 1990.
Il a publié de nombreux ouvrages, notamment : Les sources du nationalisme algérien (L’Harmattan, 1989), "La gangrène et l’oubli", "la mémoire de la guerre d’Algérie" (La Découverte, 1991), "Histoire de l’Algérie coloniale" 1830-1954 (La Découverte, 1993) et "Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance" (La Découverte, 2004). Spécialiste reconnu de la guerre d’Algérie et plus particuliérement des mouvements nationalistes algériens, il a eu l’amabilité de nous accorder une interview.
Pourriez-vous nous présenter votre parcours intellectuel ainsi que les grandes problématiques abordées dans vos travaux ?
Benjamin Stora : Je suis né en Algérie, à Constantine, en 1950. J’ai commencé à travailler sur le mouvement nationaliste algérien en 1975 ; j’ai soutenu ma thèse en 1978. On peut distinguer trois phases dans mes travaux : Entre 1975 et 1988 j’ai effectué un travail basé sur des archives écrites (Aix en Provence, archives militaires et policières) et consacré au mouvement nationaliste algérien dans ses différentes composantes ; de 1988 à 1995 j ai travaillé sur les représentations et la mémoire de l’Algérie et de l’Afrique du Nord à travers beaucoup de témoignages oraux, d’ouvrages, d’écrits, de traces littéraires, de romans. Enfin, à la fin des années 1990 et au début des années 2000 j’ai effectué des recherches sur la représentation par les images. J’ai écrit Imaginaires de Guerre (réédité récemment), car j’ai vécu au Vietnam, ainsi que La Guerre Invisible aux Presses de Sciences Po. Je viens de publier un livre avec Laurent Vergereau, Photographier la Guerre d’Algérie, à partir d’une exposition qui s’est tenue à l’Hôtel de Sully.
Vous avez récemment publié chez Hachette une biographie de Messali Hadj, le père de la conception nationaliste algérienne moderne (celle d’une Algérie exclusivement arabe et musulmane au détriment des autres cultures autochtones telles que les Berbères). Pouvez-vous nous éclairer sur la genèse de cette idéologie ?
BS : Tout d’abord il faut replacer l’écriture de cet ouvrage dans son contexte : cette biographie était ma thèse soutenue en 1978, donc ce livre sur Messali est une réédition. Je précise cela car à l’époque à laquelle j ai commencé à travailler sur le personnage j étais tout seul. Personne ne travaillait sur Messali dans le milieu universitaire et académique. Il y avait des militants, des acteurs, des anciens du mouvement national, mais aucun historien académique en France ou en Algérie. C’était la première thèse qui était soutenue sur Messali, donc mon objectif d’alors était de briser l’occultation de ce personnage.
A l’époque la sortie du personnage en pleine lumière constituait un événement en soi, car il était écarté de l’histoire officielle par les récits unanimistes du FLN. J’avais 25 ans et c’était pour moi très important de ne pas me situer dans un récit officiel et d’évoquer l’histoire sous tous ses aspects. A l’époque, Mohammed Harbi était le seul historien algérien à déconstruire le récit officiel. Trente ans plus tard il est évident que les questions ne se posent plus de la même manière. Messali est largement sorti de l’histoire officielle du secret depuis maintenant une quinzaine d’années en Algérie.
Entre-temps j’ai publié une biographie de Ferhat Abbas en 1995 et je me suis intéressé aux questions touchant la nation algérienne, en particulier la question berbère. Ce sont des questions que je ne me posais pas en 1975. Le Printemps Berbère de 1980 n’avait pas eu lieu, la question berbère en France comme en Algérie existait mais était totalement enfouie, il s’agissait de construire des pans entiers de l’histoire du mouvement national.
Il est évident que ma conception de l’écriture de l’histoire ou du personnage de Messali a profondément changé en 30 ans. Je pense qu’effectivement dans l’idéologie du Messalisme il y a des conceptions extrêmement centralisées, extrêmement « jacobines », qui ne font pas la part belle à d’autres formes d’expression culturelle. A l’époque je n’avais pas saisi toute l’importance de la crise berbériste de 1948-49. Depuis j’ai travaillé dessus, j’ai évolué par rapport à ce personnage qui reste à mon avis un grand personnage de l’histoire algérienne mais qui était d’évidence bloqué dans une perspective arabo-musulmane au détriment d’autres dimensions.
Sait-on si les dirigeants et militants kabyles évincés ou ayant démissionné du PPA/MTLD lors de la crise dite « berbériste » de 1948-49 ont pu, par la suite, rejoindre le FLN après 1954 ?
BS : Bien que je ne sois pas un spécialiste de cette question, certaines recherches permettent de se faire une idée de ce qu’il s’est passé entre 1949 et 1955. Trois grands courants ou sensibilités se sont dégagés de la crise « berbériste » par rapport à la guerre d’indépendance. Il y a tout d’abord ceux qui ont continué la politique dans les rangs du Parti Communiste Algérien, ce qui leur a valu l’étiquette infâmante pour l’époque de « berbèro-matérialistes ». Ils voulaient poursuivre leur bataille politique dans ce courant communiste car ils étaient laïques et ne pouvaient pas se reconnaître dans des partis comme les Oulémas ou le PPA ni même l’UDMA qui était un parti de notables.
Il y a ensuite ceux qui ont continué la bataille silencieusement à l’intérieur du PPA/MTLD et ensuite du FLN. Ils ont continué en s’effaçant, sans jouer de premier rôle. Ils étaient effectivement ostracisés, le soupçon de berbérité opposée à l’arabité pesait toujours sur eux et ils étaient régulièrement l’objet d’accusations. Certains ont payé cela de leur vie à l’intérieur des maquis. Malgré tout, ces militants ont continué le combat politique nationaliste à l’intérieur du FLN.
La troisième et dernière sensibilité a purement et simplement abandonné la politique et s’est consacrée à un travail exclusivement culturel. La berbérité, la question de la langue était à leurs yeux la chose la plus essentielle dans l’immédiat.
Classeriez vous Hocine Aït-Ahmed dans la 2e catégorie ?
BS : Oui. Car il était un grand dirigeant qui s’est effacé, et avec lui une masse de militants silencieux. Aït-Ahmed a été celui qui n’a pas voulu porter le drapeau de la multiplicité des points de vues dans une situation d’affrontement avec un autre Kabyle, Krim Belkacem, qui à l’époque était un grand partisan de la conception d’une nation unifiée. C’est Krim qui a mené la bataille en Kabylie contre les « berbéristes », il ne faut pas l’oublier. Cette histoire est complexe, il ne s’agit pas seulement des « gentils Kabyles unis » qui seraient victimes d’attaques extérieures. Un personnage comme Abane Ramdane par exemple, qui dans l’espace privé se vivait Kabyle, n’a jamais fait de cette appartenance une motivation politique publique, contrairement à ce qu’affirmaient les accusations portées contre lui par ses adversaires.
Dans "Le FLN : Documents et Histoires" de Gilbert Meynier et Mohammed Harbi, il apparaît clairement que Fathi al Dib, le très influent responsable égyptien des relations avec le FLN pendant la guerre d’Algérie, faisait preuve d’une kabylophobie patente (il utilisait le terme « Kabyle » comme une insulte à l’égard de Ramdane, Krim, Aït-Ahmed etc). Selon vous, la politique d’arabisation, de centralisation et de mise sous le boisseau du fait berbère en Algérie dès 1962 est-elle la conséquence d’une idéologie endogène (le fruit du Messalisme) ou exogène (découlant du poids important de l’Egypte de Nasser dans la gestation de l’Algérie indépendante) ?
BS : Evidemment, les deux aspects cohabitent. Il y a certes la conception interne portée par le Messalisme dans son idéologie politique, laquelle implique la conception du peuple “Un”, unifié autour d’un seul principe, d’un seul type de valeurs. Mais les facteurs externes, c’est à dire l’Egypte et ce qu’on appelait la révolution Nassérienne, sont absolument cruciaux. L’Egypte, par son prestige et le modèle qu’elle propose, joue un rôle gigantesque dans les années 1950. N’oublions pas que la question du modèle proposé n’est pas simplement l’Arabité politique mais aussi la conception militaire : le Mouvement des Officiers Libres Egyptiens qui prend le pouvoir inspire très fortement certains dirigeants du FLN et de l’armée des frontières. C’est un aspect à ne pas oublier.
En ce qui concerne la question de l’arabité politique et du rôle de Nasser et de Fathi Al Dib, son responsable des services, le livre de Meynier en parle, mais ce n’est pas une nouveauté. Les mémoires de Fathi Al Dib ont été publiés chez l’Harmattan il y a déjà plus de 20 ans et étaient déjà très claires : il y avait une volonté égyptienne de mettre la main sur la révolution algérienne, d’installer des hommes-clefs dans le futur appareil d’Etat, de proposer un modèle politique centré autour de l’arabité et de la minorisation de tous les autres faits culturels. Tout cela était connu mais mal mesuré par les intellectuels français de l’époque, lesquels ont mal apprécié l’importance de l’Egypte dans la conduite même des affaires intérieures algériennes. Pour conclure sur ce point, l’explication exogène de l’influence égyptienne est plus convaincante que l’explication endogène messaliste, parce que Messali lui-même a été vaincu. On peut dire que c’est le modèle égyptien qui triomphe à la fin des années 1950 et au début des années 1960.
Vous venez de publier aux éditions La Découverte le premier tome d’une Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance. Considérant les principes structurels qui fondent l’Etat algérien depuis sa création, pensez-vous possible d’assister à une transformation substantielle de cet Etat aboutissant à une décentralisation poussée, au fédéralisme, voire même à la garantie de large autonomie pour certaines régions comme la Kabylie ?
BS : Vieille question ! J’ai peur que celle-ci soit encore en gestation. Géographiquement l’Algérie est un immense pays et il est évident qu’il est de plus en plus difficile de vouloir continuer à l’administrer sur un modèle ultra-centralisé. C’est un aspect dont les prochains responsables politiques devront tenir compte. On ne peut diriger un pays aussi important, qui va de Tlemcen à Constantine et d’Alger à Tamanrasset pour reprendre une expression célèbre, qui fait 2000 km avec le Sahara (lequel contient des populations et des richesses), suivant les mêmes règles et modèles qu’un Etat ultra-centralisé et sans comprendre toutes les particularités qui le traversent. Donc, dans l’avenir, je ne pense pas que l’on restera sur ce modèle ultra-structuré.
Un deuxième aspect est la question plus vaste de l’Afrique du Nord. Il est évident qu’existent des entités régionales en Afrique du Nord. Le Maghreb des régions est une réalité à la fois historique et géographique. Il faut désenclaver la notion d’Etat-Nation et peut-être penser a la construction unitaire du Maghreb sur le plan politique, sur un modèle fédéral comme en Europe par exemple. Cette question des régions ne peut être posée uniquement dans le cadre de l’Algérie. Sur une temporalité plus longue il faudra aussi se poser le problème des frontières sahariennes, et du règlement de la question du Sahara Occidental car il n’y a pas que la question kabyle en Algérie. Il y a également la question du Rif qui est très importante et qui traverse les frontières marocaines et algériennes. Il faut sérieusement réfléchir à une coopération politique entre l’Algérie et le Maroc sur cette question régionale.
Est-ce un type de réflexion que développent les dirigeants politiques nord-africains ?
BS : Non, ils n’ont pas ce type de réflexion. Ils sont vraiment très en retard sur ces sujets. Je pense que sur ces questions les sociétés sont plus en avance que les dirigeants. Par exemple l’absurdité de la fermeture des frontières entre l’Algérie et le Maroc est très loin des préoccupations vécues sur le terrain par les populations.
Pour rebondir sur cette question des régions, peut on dire que la nation algérienne, le peuple algérien, existent vraiment ? L’Algérie n’est elle pas qu’un simple artefact juridique crée par la France en 1830 ?
BS : Non. Ce n’est pas ma conviction. Je pense que la nation algérienne existe réellement, et ce pour une raison simple : parce que le sentiment national s’est forgé tout au long des ans contre la présence française. Un mouvement national s’est crée, quelques soient ses composantes et ses courants, ce mouvement a coagulé et a pris forme. Donc le sentiment d’appartenance à un territoire commun existe en Algérie, qu’on le veuille ou non. D’autre part ce sentiment s’est renforcé durant la guerre d’indépendance livrée contre la France et qui a tout de même fait des centaines de milliers de victimes. Et à partir de là la nation existe, comme toutes les nations. Les nations n’existent pas de manière intemporelle, abstraite, avec des frontières préalablement établies. Toutes les histoires nationales sont forgées sur des mythologies, sur des guerres, sur des conquêtes de soi, sur des réalités.
La France ne s’est pas non plus crée de manière abstraite. La construction de la nation italienne est très récente, elle date de 1860. L’Allemagne également est une nation très récente. On a par conséquent l’apparition, la construction et l’affirmation d’un sentiment national en Algérie. Les 32 millions de personnes vivant sur le territoire algérien ont le sentiment de se rattacher à un drapeau, à un slogan, à un territoire, à des frontières, c’est une réalité. Qu’il y ait des volontés séparatistes, sécessionnistes, d’affirmation de soi dans certaines régions, cela existe dans toutes les nations. Mais ce sont des minorités par rapport à l’immensité des territoires et des sentiments nationaux.
Dans une nation il faut au moins deux choses : les mêmes mythes fondateurs et les mêmes projets de société. Cependant, à l’heure actuelle, la Kabylie ne semble-t-elle pas avoir des mythes fondateurs différents de ceux du reste des algériens ?
BS : Je n’en suis pas sûr. Parmi les mythes fondateurs il y a des personnages emblématiques. Or, parmi les personnages emblématiques récents de l’histoire algérienne (sans remonter à Massinissa ou Jugurtha) sont ceux dégagés par la guerre avec la France. Ce sont des personnages auxquels les Algériens quelque soit leur région s’identifient. Abane Ramdane, Krim Belkacem, Ait Ahmed, Amirouche, sont nés en Kabylie et sont revendiqués par tous les Algériens, quelque soit la région à laquelle ils appartiennent. Ce ne sont pas des personnages qui n’appartiennent qu’à la Kabylie.
Cependant il existe des personnages revendiqués par tous les Algériens, par exemple Ahmed Ben Bella, qui sont rejetés en Kabylie...
BS : Là encore, il faudrait faire des enquêtes de terrain. Si l’on prend les gens appartenant à une certaine génération politique, aujourd’hui âgés entre 65 et 80 ans, est-ce que Ben Bella serait totalement étranger, totalement extérieur à leur vie, à leur histoire ? Je ne le crois pas.
C’est un personnage avec lequel ils seraient peut-être en désaccord du fait de ses prises de positions idéologiques, de sa personnalité, de ses engagements mais c’est un personnage qui appartient à leur vécu, à leur imaginaire, car il a fait parti des chefs fondateurs arrêtés dans l’avion avec Boudiaf et Aït-Ahmed et a été le premier président de la République algérienne ! Des gens peuvent avoir des oppositions très fortes à son égard, mais une mythologie nationale c’est aussi des personnages qui appartiennent à un imaginaire commun mais avec lesquels on est en désaccord. Cela n’est pas du tout propre à l’Algérie.
En France par exemple, des personnages appartiennent à la mythologie nationale tout en posant problème. Pour rester dans un cadre comparable à celui de l’Algérie, certains personnages de la Révolution Française, Robespierre par exemple, sont problématiques. En France aujourd’hui on peut encore être pro ou anti-robespierriste, ce qui ancre ce personnage dans la conscience nationale. Les mythologies nationales se forment également avec le passage des générations. Peut-être y a-t-il aujourd’hui en Algérie des générations qui veulent se séparer des ancêtres ?
Justement, le ciment de la nation algérienne a été la guerre d’indépendance. Hors aujourd’hui 70% de la population n’a pas connu la guerre. N’est-ce pas peut-être la fin de ce mythe fondateur ?
BS : Au contraire, il se transmet. Il y a en Algérie un appareil éducatif, des écoles, des manuels scolaires, des modes de représentation, des mécanismes qui se mettent en place. La mémoire familiale transmet les souvenirs. Tout cela n’est pas abstrait mais très concret. Ce n’est pas parce que les gens n’ont pas vécu une guerre qu’ils ne la connaissent pas. Aujourd’hui dans la mémoire algérienne, la guerre d’indépendance, tout comme la première guerre de conquête de 1832-1871, fabrique de la mémoire collective, du lien collectif. Certes, dans ce lien général existent des particularités très fortes, des sentiments d’appartenance régionale, d’appartenance à ce qu’on appelait jadis la « petite patrie ». Mais cela ne transcende et ne détruit pas le lien d’appartenance nationale. Car un élément joue, celui de la durée.
Cela fait maintenant un demi-siècle que l’Algérie est indépendante. C’est une histoire qui se poursuit. Par exemple, durant la terrible guerre civile que le pays a connu dans les années 1990, le lien national aurait pu se détruire. Chaque région aurait éventuellement pu se replier sur elle-même face à la tragédie nationale. Cela n’a pas été le cas. Le lien national ne s’est pas défait durant la guerre civile, au contraire on a assisté, dans le cadre d’un rejet de l’islamisme politique, à une forme de connexion nationale. Ce qui n’empêche en rien le sentiment d’appartenance à la « petite patrie » ou le fait qu’il faille davantage de libertés personnelles et culturelles, mais je ne pense pas qu’il y ait eu destruction du lien national algérien.
Après les mythes fondateurs, ce qui fonde une nation est un projet de société. Hors aujourd’hui il semble que certaines régions (la Kabylie, mais aussi les Touaregs et d’autres) aient des projets de sociétés différents de ceux du reste de l’Algérie...
BS : Cela c’est le problème du vivre ensemble. Le lien s’est-il défait à un point tel entre toutes les régions d’Algérie, pas simplement la Kabylie, pour dire qu’il n’y a plus de possibilité de vivre ensemble ? Je ne le crois pas.
Propos recueillis par Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri
Les Chroniques du [CyberKabyle].
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