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07 décembre 2011

Taâchourt, la fête des absents

Fêtée ce lundi 5 décembre à travers tous les villages de Kabylie comme dans toutes les contrées de notre vaste Algérie, Taachourt est la journée où l’on se souvient des absents, des morts, des disparus .Nous nous recueillons devant leurs tombes, nous célébrons leur mémoire dans les mausolées, nous convoquons les plus vieux souvenirs pour en tirer gloire et  nous en alimenter. En leur nom nous faisons don d’oboles,  d’une partie de nos biens, pour secourir les pauvres et les démunis.

Taâchourt  fait partie de ces moments privilégiés, ces haltes providentielles où l’on tente d’être soi-même, de se réapproprier des oripeaux de notre culture, de retrouver des repères et des appartenances dans ce grand fouillis de valeurs gadgétisées que nous appelons modernité ! Notre identité en perpétuelle recomposition est faite de rituels conviviaux, de traditions festives et de coutumes tenaces qui se diluent peu à peu en se mariant avec les attributs mutants de la  vie moderne superficielle. Nous exprimons ce cocktail culturel en nous infligeant une multitude de comportements sociaux  éphémères et singuliers souvent folkloriques qui habillent notre identité du jour, et qui font que nous sommes nous et pas les autres.

C’est souvent une belle confusion dans les esprits, notamment chez les jeunes ! Quelles différences dans les contenus entre Yennayer, et Tafsout  entre le Mouloud et Taachourt ? Que reste-t-il donc de cette fête religieuse antéislamique ? On se réfère alors fatalement aux souvenirs des anciens ! Taâchourt est une journée particulière. Elle n’a ni le caractère libérateur de l’Aid’Sghir qui met fin à un mois de privation et à la gloutonnerie nocturne du Ramadhan, ni le cachet sacrificiel rituel de l’Aid-el-adha ! Elle ne prend pas non plus les formes carnavalesques de « Amenzou Tefsout » où des hordes de jeunes sortent dans des tenues bariolées excentriques pour se rouler dans l’herbe et  accueillir le printemps ou encore les sorties villageoises pour des pique-niques lors des « Labours d’Adam » à l’occasion du tracé du premier sillon d’automne accompagné des rites propitiatoires. Taâchourt, fête juive que les musulmans se sont appropriés prend un caractère de fête moderne, proche du 8 mars, la journée internationale de la femme, puisqu’elle suspend tous les grands travaux pour la gent féminine. La filature et le tissage, les moutures et les lavages de linge à l’exception  de la cuisine sont interdits sous peine d’une malédiction qui s’exprimera par des trémulations des membres supérieures. Cette croyance est à l’évidence colportée par nos grand-mères qui y trouvaient autrefois leur avantage, un moment pour se soustraire aux corvées paysannes éreintantes.

                                                                   Se recueillir sur les tombes

 Dans la vallée de la Soummam et les villages des contreforts méridionaux du Djurdjura, Taâchourt est la fête des absents. On ne parle pas de morts  parce que, pour nous, les âmes sont immortelles, elles rodent, et reviennent régulièrement nous imposer des célébrations, des commémorations. Elle revêt un caractère de rite collectif dominé par la visite au mausolée de l’ancêtre, le recueillement sur les tombes des proches défunts, le don et  l’offrande de tout ce qui peut soulager des familles pauvres et le repas spécial préparé avec les restes de viande du mouton de l’Aid. Pour le symbole on ne consomme rien de frais, mais des restes et des conserves (olives  et figues sèches, viandes conservée au soleil, céréales et fruits secs ) .On prépare une galette de semoule de blé farcie de viande sèche (Achedlouh) que nous consommons fumante arrosée d’huile d’olive nouvelle. Le partage avec les voisins et les passagers complète le rite.

Etant l’aîné de la famille, le devoir d’accompagner ma vieille mère dans la visite du mausolée m’incombe de facto. Le fils cadet l’a déjà menée visiter le cimetière tôt dans la matinée. Comme durant la fête de l’aid-El-Adha, les familles se rendent dès les premières lueurs de l’aube au cimetière pour se recueillir devant les tombes de leurs proches. On y récite des sourates et des prières bienfaitrices. Quand le souvenir est trop vivace on soulage son coeur par des larmes sincères. Ma mère a coutume de s’asseoir longuement à côté de  la tombe de son mari et de celle de sa belle mère Elle n’a pas dérogé à la règle cette année encore .Autrefois elle parlait à son mari, lui donnait des comptes sur la marche de la maison comme elle le faisait de son vivant ! Depuis qu’elle n’a plus les rennes de la famille elle ne lui parle plus. Elle se contente de prier et de demander le pardon aux âmes des anciens. « C’est à toi de leur accorder le pardon pour toutes les misères qu’ils t’ont fait subir » affirme son fils cadet   « Ne blasphème jamais en ce lieu » répond la vieille Tassadit. L’après-midi est réservé au mausolée.

Nous remontons de Tazmalt à travers les hameaux montagneux du versant sud de la grande dorsale du Djurdjura qui domine la haute vallée de la Soummam.  Agoni-Goroiz, le chef-lieu de la commune d’At-Mélikèche, à 1000 m d’altitude, est animé par ce bel après-midi ensoleillé .Un monument aux morts est récemment dressé sur la droite du siège de l’APC. Les coteaux moutonnant  vers l’est à perte de vue se recouvrent d’une verdure naissante. De jeunes bergers gardent des chèvres entre les figuiers dénudés par la main de l’hiver et les frênes à l’allure fantomatique. Le panorama est d’une beauté incomparable, nous dominons les fins fonds des plaines verruqueuses du Hodna au sud, les mystérieuses pinèdes du Tamgout à l’ouest, le majestueux vallonnement brumeux des monts Bibans qui étirent la basse vallée vers les lointains Babors qui mouillent leurs pieds dans la méditerranée.

Une association au service des démunis 

Chaque année à pareille période les villages des At-Mèlikèche se mobilisent  pour vivre l’événement. Sertis comme les perles d’un chapelet rougeâtre sur le chemin de wilaya n°7 qui serpente à travers les contreforts des monts d’Agdal, les dix hameaux de la vieille tribu originaire de la Mitidja, sont fédérés par la mémoire de  leur guide spirituel Sidi-El-Moufaq, un lettré andalou chassé d’Espagne, à la fin du 15ème siècle. Les règles de cohabitation sociale instituées par ce meneur d’hommes sont encore appliquées de nos jours telles que prescrites dans son ouvrage datant de l’an 902 de l’hégire (Taâlaqt).Une association socioculturelle portant le nom de l’ancêtre active en organisant festivités, célébrations rituelles et commémorations. Taâchourt entre dans le programme annuel de cette association : « Nous avons accueilli plus de 2000 visiteurs, venus depuis ce matin se recueillir devant le tombeau du Saint Sidi-El-Moufaq, le guide spirituel de la vieille tribu des At-Mélikèche. Nous avons offert à tout un chacun de la limonade et des gâteaux ! Les femmes et les enfants sont très nombreux comme vous pouvez le constater » affirme Zoubir Badji le président de l’association Sidi-El-Moufaq qui gère le mausolèe au nom des 13 villages qui revendiquent un lien historique avec le saint homme, avant d’ajouter « L’association a offert pour les familles pauvres de chacun des treize villages une quantité de coupons de tissu équivalente à une centaine de robes »  A chaque événement l’association engrange un pactole intéressant,en plus des dons en nature, tissus, animaux de sacrifice etc . « Cet argent sera compté en public et versé au compte bancaire de l’association .Il servira à l’assistance les pauvres et les nécessiteux de notre commune. Tout comme nous pourrons financer des travaux de nature sociale comme l’AEP, l’ouverture de pistes, la construction de fontaines, de maisons pour les jeunes etc. » explique Abdelhafid Oulebsir, descendant de la lignée de Sidi-El-Moufaq et  membre de l’association éponyme.

Le cercle des bénédictions

L’incessant défilé de femmes et de jeunes filles tourne  devant le cercle des bénédictions (Agraw).  Une dizaine de marabouts lancent à haute voix des suppliques  et des prières pour intercéder auprès des hautes divinités .Les demandes sont pressantes,il s’agit de hâter la guérison d’un malade, mettre fin à la stérilité d’un couple, ramener saint et sauf un émigré qui tarde à revenir, redonner de la chance à de nombreux infortunés qui n’arrivent pas à trouver  la voie du succès, protéger du mauvais œil une famille qui a socialement réussi et bien d’autres miracles que de nombreux pèlerins pourront jurer avoir vu s’accomplir. Le parvis (azriv) de plus de 400 m²  ombragé par un palmier tricentenaire et les ramures tentaculaires d’un figuier géant, est noir de monde. Les uns s’en vont d’autres arrivent. Le parking est saturé. Hadj Sghir , le rapsode au turban de soie jaune crie plus fort que jamais, appelant Dieu, quémandant une saison prolifique, le retour des émigrés (Ighriven), la prospérité et la tranquillité pour la région .En chœur les marabouts du cercle approuvent d’un mouvement du corps ,le buste vers l’avant  répétant « Amin,ya reb El-alamin ».
Les oboles (waâda) pleuvent, des billets de 200, de 500 voire de 1000DA sont rangés dans  un coffre en bois. Après avoir longuement attendu son tour, une vieille femme, dépose ses billets auprès du marabout Hadj Abdelkader, 200 DA  pour chacun de ses enfants et autant pour les absents. « Priez pour mes enfants, qu’ils aient de la chance, que dieu éloigne d’eux les maléfices et la haine de leurs ennemis ». Le marabout lance d’une voix gutturale fatiguée des suppliques à donner la chair de poule. La vieille a les larmes aux yeux .Nous quittons le cercle des bénédictions pour visiter la crypte. Des milliers de ces êtres simples à l’âme candide  fêtent Taâchourt en ce lieu environné de magie, animé par de vieilles croyances et des rites immuables. Ils ne partiront pas sans avoir mangé du couscous de la Baraka et bu de l’eau de source pour la purification. Les vieilles personnes se recueillent devant le tombeau de l’ancêtre dans la grande pièce où sont réunies ses reliques et ses symboles. Des grappes de  grand-mères bavardent et se confient pour soulager le poids de l’âge, les tourments des multiples échecs et des anciennes souffrances. De belles et graciles jeunes filles habillées de jeans ou de robes kabyles accompagnent leurs mamans dans ce pèlerinage. Cette visite d’un espace-temps d’une autre durée mettra sans doute toutes les chances de leur coté. Par ces temps de misère sociale et de déclin intellectuel,il faut bien s’accrocher à quelques rêves,mêmes les plus fantasmatiques.               

Texte de Dda Rachid Oulebsir.


Ecrivain, essayiste, chercheur en Culture populaire.
Diplômé d’études approfondies en Economie politique
des universités Paris-13-Villetaneuse et Paris-1- Panthéon Sorbonne...


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