Quelques officiers instructeurs, des membres de l'USAID, des marines en provenance de la base militaire de Kirkouk s'y retrouvent le soir pour jouer aux fléchettes, boire bière, whisky ou tequila, et danser la Ma arena. Blocs de ciment et gardes armés : l'endroit est protégé, mais guère plus que les bâtiments officiels kurdes.
Ici, les habitants l'affirment, le président américain, George Bush, est "aimé" et ses soldats bienvenus. Grâce à eux, le régime de Saddam Hussein est tombé et le Kurdistan jouit d'une autonomie et d'une relative sécurité.
Les forces américaines sont considérées comme la garantie vitale de cette situation privilégiée. Et les Etats-Unis comme le seul allié d'un Kurdistan encerclé par des pays, notamment la Turquie et l'Iran, qui redoutent sa sécession et possèdent les moyens de s'y opposer par la force en cas de désintégration de l'Irak.
L'opposition croissante de l'opinion américaine à la guerre et la défaite des républicains aux élections de novembre 2006 sont étonnamment passés inaperçus au Kurdistan. En revanche, la publication en décembre du rapport Baker a eu l'effet d'une douche glaciale. Alors que les principales revendications kurdes semblaient assurées par la Constitution adoptée le
15 novembre 2005, les Kurdes ont découvert qu'elles pouvaient être remises en question.
Le renforcement du gouvernement central de Bagdad, préconisé par le rapport Baker, menace le fédéralisme et la notion d'autonomie. Inacceptable, du point de vue kurde, le référendum qui doit décider du rattachement du gouvernorat de Kirkouk au Kurdistan, prévu fin 2007, est jugé "explosif", susceptible de créer de graves "violences communautaires". Enfin, le rapport n'est pas tendre envers ceux qui se croyaient les meilleurs élèves à l'école du "nouvel Irak". "Les Kurdes, y est-il écrit, font peu d'efforts pour la réconciliation nationale."
A l'issue d'une session spéciale, le 17 décembre 2006, l'Assemblée nationale du Kurdistan a envoyé une lettre furieuse à George Bush et au Congrès américain, dénonçant le manque d'"objectivité" du rapport Baker. Il a été "écrit avec l'argent saoudien et la mentalité turque", accuse un dirigeant kurde. Un autre se demande "pourquoi leurs enquêteurs ne se sont
pas donné la peine de passer un coup de téléphone dans la seule partie de l'Irak où le rêve de Bush est devenu réalité".
Pour la première fois depuis le début de la guerre, les Kurdes se sont sentis floués. La conviction d'avoir bâti un Kurdistan à l'écart des turbulences, protégé par la superpuissance américaine, a cédé la place à l'inquiétude. L'annonce du président américain de poursuivre sa mission en Irak n'a pas dissipé le malaise.
Des dirigeants kurdes doutent dorénavant de l'existence d'une "stratégie américaine au Kurdistan". La grande affaire de George Bush, disent-ils, est la bataille de Bagdad, et, s'il échoue, le rapport Baker reviendra à l'ordre du jour.
La nomination du général David Petraeus à la tête des forces américaines en Irak suscite également des réserves. Avant de remplacer le général Casey, il a été commandant de la région nord-irakienne en 2004-2005, basé à Mossoul, en bordure du Kurdistan. En novembre 2004, une série d'attaques menées par l'insurrection sunnite avait provoqué la débandade des 8 000
Irakiens des forces de police et de sécurité de Mossoul qu'il avait été chargé de réorganiser.
Pour les Kurdes se pose surtout la question des délais. Il ne reste que 23 mois avant la prochaine élection présidentielle américaine, et personne ne sait ce que décidera le successeur de George Bush. Le pire scénario, estime Asos Hardi, rédacteur en chef d'Awene, un hebdomadaire de Souleimaniyé, "serait un départ américain. Il s'agirait alors du plus grand défi que les Kurdes aient jamais eu à relever. Je ne vois aucun élément permettant d'affirmer que nous aurions les capacités à nous défendre contre l'Iran ou la Turquie. La bravoure des peshmergas est célèbre, mais ils ont été formés à la guérilla, aux tactiques d'attaque, pas à la défense".
RÉFÉRENDUM À KIRKOUK
Dans un bureau de l'Assemblée nationale du Kurdistan, l'écran de la télévision allumée montre Ali Hassan Al-Majid, dit "Ali le Chimique", poursuivi pour génocide contre les Kurdes lors des opérations militaires d'Anfal qui ont fait plus de 100 000 morts entre 1987-1988. Depuis que le principal accusé, Saddam Hussein, a été exécuté, le 30 décembre, les télévisions kurdes continuent de diffuser le procès, mais ont arrêté les traductions simultanées en langue kurde. Que l'ancien président d'Irak ait été pendu avant d'avoir été jugé pour ses crimes contre les Kurdes a mécontenté toute la région, mais, "au moins, commente un député, personne ne pourra accuser les Kurdes d'être responsables de la mort d'un chef arabe". Rester à l'écart des conflits communautaires, tel est l'objectif prioritaire.
La récente décision de Massoud Barzani d'envoyer deux brigades (officiellement 6 000 hommes) à Bagdad dans le cadre de la nouvelle stratégie américaine suscite de nouvelles inquiétudes. Une dizaine d'imams ont émis des fatwas interdisant leur départ, provoquant des désertions. Ces soldats seront incorporés dans l'armée irakienne, comme à Kirkouk et Mossoul, mais "un Kurde reste un Kurde, même sous uniforme irakien, commente un étudiant d'Arbil. Dans l'enfer des milices de Bagdad, ils sont amenés à tuer des Arabes, chiites ou sunnites, pourrons-nous échapper aux représailles ?"
Les scénarios du pire, personne ne veut y croire. En attendant, l'année 2007 s'annonce critique pour le Kurdistan, confronté à deux événements concomitants et potentiellement explosifs. D'un côté, les élections en Turquie où le problème des "terroristes" du PKK (Parti des travailleurs kurdes, dont la branche armée a trouvé refuge dans les montagnes du Kurdistan irakien), enflamme déjà une partie de la presse ; de l'autre, le référendum sur le rattachement de Kirkouk au Kurdistan, une revendication essentielle du peuple kurde à laquelle s'opposent la Turquie et une grande partie des Turcomans et des Arabes irakiens.
"Pour la suite, on verra, tant que les Américains sont là, la Turquie ne bougera pas", assure Adnan Mufti, le président de l'Assemblée nationale kurde. "Les relations avec les Etats-Unis restent notre absolue priorité, poursuit-il. Nous pensons qu'après Bush il y aura peu de changements, les Etats-Unis ne peuvent plus faire marche arrière. Ils perdraient leur influence au Moyen-Orient et leur prestige. Leur retrait équivaudrait à une victoire des terroristes. Ce serait un désastre, pour eux, pour les Kurdes et pour l'Irak."
Cécile Hennion, ARBIL, SOULEIMANIYÉ (KURDISTAN) ENVOYÉE SPÉCIALE
Article paru dans l'édition du 16.02.07 du quotidien Le Monde.
Les Chroniques du [CyberKabyle].