Reproduisant les pratiques et les réflexes du colonialisme français, il installe une suprématie sans partage, luttant sans merci contre toute autonomie économique régionale en se rendant maître des activités économiques et sociales qui constituent le socle identitaire et l’expression de la personnalité culturelle de nombreuses régions d’Algérie. C’est le cas de la viticulture pour l’ouest du pays, de l’agrumiculture pour la Mitidja, de la culture des dattes pour les oasis, de l’alfa pour les régions steppiques, de la céréaliculture pour les hauts plateaux et de l’oléiculture pour la Kabylie.
Prenant en étau l’activité économique par la monopolisation du financement en amont, et de l’achat du produit final en aval, il se rend maître de l’activité s’adjugeant le segment de l’exportation qui réalise la valeur ajoutée de toute la branche. Quand les acteurs économiques d’une branche donnée résistent à cet accaparement de la richesse qu’ils ont produite, l’Etat n’hésite pas à détruire l’activité économique en question et anéantir les savoir-faire qui transmettent, perpétuent et pérennisent socialement la pratique économique visée.
L’oléiculture en Kabylie est l’exemple même d’une politique de dépossession planifiée et exécutée assidûment par l’Etat pour soumettre une population fière de ses particularismes culturels et de ses réflexes de résistance à la pénétration des multiples colonisateurs.
La présente contribution au débat sur la Kabylie ne prétend pas à l’exhaustivité, mais exprime tout l’intérêt de la question économique, centrale dans la construction d’un projet d’autonomie régionale. Aussi l’oléiculture considérée comme « le pétrole de la Kabylie », doit-elle être située à sa juste mesure, par un état des lieux sans complaisance, loin de l’image d’Epinal idéalisée et répandue par de nombreux romantiques éloignés du dur combat populaire pour le pain quotidien.
1- La situation actuelle de l’oléiculture en Kabylie
Tazemourt, l’olivier, est l’une des armoiries du blason identitaire de la Kabylie, à ce titre il symbolise les valeurs du montagnard kabyle faites d’endurance, de fidélité, d’hospitalité, de générosité, de solidarité et d’éternelle résistance. De par sa rusticité, l’olivier est l’arbre adapté au climat capricieux et au relief difficile de la montagne kabyle. Aussi constitue-t-il, depuis la nuit des temps, la principale richesse agricole de la région. De nos jours, sur les 20 millions d’oliviers constituant le verger algérien, 12 millions sont cultivés en Kabylie. (Bejaia: 5 millions, Tizi : 3,5 millions, Bouira : 1.5 millions, bordj : 1 million, Setif : 1 million)
Ces chiffres, importants dans l’absolu, doivent être relativisés à deux niveaux :
- Le verger oléicole n’a pas évolué depuis l’indépendance ! Nous avions le même verger en 1962 ! Aucune plantation nouvelle de cette culture stratégique n’a été enregistrée depuis l’indépendance. Bien au contraire, les milliers d’arbres emportés par les incendies et le vieillissement n’ont pas été remplacés. Ce n’est que durant la dernière décennie que les paysans de Kabylie ont repris en mains l’oléiculture malgré la perte des savoir-faire et des conduites culturales ancestrales.
- La seconde remarque concerne l’importance relative de cette richesse naturelle. A titre comparatif, la Tunisie possède un verger estimé à 55 millions d’oliviers, le Maroc à 40 millions d’arbres alors que la Grèce dont la surface est comparable à celle de la Kabylie cultive plus de 70 millions d’oliviers ! Nous sommes donc très loin de nos voisins, et sans aucune commune mesure avec les gros producteurs d’olives et d’huile d’olive que sont l’Espagne avec plus de 250 millions d’oliviers, l’Italie et ses 200 millions d’arbres.( Voir tableau 1). Le conseil oléicole international (COI) a recensé plus de 900 millions d’oliviers dans le monde, dont 90% sont complantés sur le pourtour méditerranéen et 10% entre le Moyen-Orient et l’Amérique. En conclusion, la situation de l’olivier en Kabylie n’est pas florissante comparée à celle de la Tunisie, de la Grèce ou du Maroc. La quantité d’olives récoltée annuellement ne cesse de diminuer rapportée à la population, tandis que le savoir-faire se perd à grande vitesse et que la qualité de l’huile laisse à désirer en regard des paramètres et des standards du marché mondial. La leçon à tirer de ce déclin est qu’en l’état actuel des choses, la population de Kabylie ne peut vivre des seuls revenus de l’oléiculture. La sauvegarde des savoir-faire en matière d’oléiculture constitue la première condition de la relance urgente de cette noble profession.
2- Les étapes de la dépossession
L’Etat algérien est responsable de ce déclin de l’oléiculture de Kabylie et du reste du pays. Nous donnerons dans cette partie les jalons de cette politique de dépossession de la paysannerie kabyle entreprise sciemment par les pouvoirs publics.
Durant la colonisation française les gouvernements militaires et civils avaient rivalisé dans les techniques de spoliation et de dépossession des paysans algériens de leurs meilleures terres. Un arsenal juridique impressionnant ( Sénatus-consulte de 1863, loi Warnier de 1881, lois d’expropriation de 1899…) organisait et exécutait le transfert des terres indigènes vers les propriétés des colons, même les terrains de parcours collectifs et les terres des Zaouias n’avaient pas échappé au séquestre. Démanteler la propriété collective, base économique de la tribu et saper ainsi la cohésion de son tissu social, telle était l’objectif de l’Etat colonial. L’introduction du salariat et de la monnaie était conditionnée par le désintégration de la propriété collective, libérant ainsi la main-d’œuvre paupérisée et corvéable dont avaient besoin les colons conquérants dans leurs grosses propriétés de la Mitidja, de l’oranais et des hautes plaines intérieures dont les monocultures alimentaient le marché de la métropole.
En Kabylie le lien social, particulièrement solide avait tenu jusqu’à la fin du 19ème siècle. La défaite qui avait suivi la grande insurrection de 1871 avait sonné le glas pour les tribus kabyles qui se disloquaient libérant les individus qui n’avaient plus d’autre choix que vendre leur force de travail aux colons ou dans les usines de la métropole, ce fut le début de l’émigration vers la France après le grand exode vers les grandes villes de l’est et de l’ouest.
A l’indépendance, l’Etat algérien, optant pour l’idéologie socialisante, a continué dans la logique centralisatrice jacobine coloniale pour s’assurer la main mise totale sur toutes les régions d’Algérie, uniformisant culturellement la mosaïque sociale, normalisant les conduites par l’unification de la langue et le neutralisation de la diversité par une école tournée vers le moyen-âge.
Le pouvoir algérien, pour des raisons historiques, avait un contentieux à régler avec la région kabyle qui avait gardé son autonomie même durant la guerre de libération ( Wilaya trois).La rébellion de 1963 ,connue sous le nom de maquis du FFS, lui offrit le prétexte de la répression et de la mise en pratique d’une politique de soumission de la région par l’organisation de la dépendance économique des populations vis-à-vis des circuits étatiques de distributions des biens de consommation importés. Pour garantir le succès de cette entreprise funeste, le pouvoir de Benbella s’attaqua dés 1963 à l’autonomie économique de la région qu’assuraient les apports en devises fortes de l’émigration et la richesse tirée de l’oléiculture, activité structurante et colonne vertébrale de l’économie locale. (La production d’huile d’olive de toute l‘Algérie provenait de la Kabylie)
Ne pouvant réduire de son importance ou l’interdire, le Pouvoir d’Alger décida de mettre la main sur cette richesse, en nationalisant dés 1964 le transport et la commercialisation de l’huile d’olive, principalement son exportation, de sorte que toute la région produise pour les caisses de l’Etat ! Après avoir soumis les rentes de l’émigration à la ponction (Les mandats envoyés en Francs français, étaient perçus en dinars avec une parité qui ne reflétait nullement le pouvoir d’achat réel des sommes envoyées), le pouvoir algérien entama un processus de dépossession des fellahs de Kabylie de leur principale richesse : l’huile d’olive !
Le premier effet de la nationalisation de l’activité d’exportation fut l’exclusion des oléifacteurs (Producteurs d’huile) du marché mondial espace où la Kabylie avait conquis ses lettres de noblesse (médaille à l’exposition universelle de Bruxelles en 1910 pour l’huile de la Soummam, multiples distinctions dans les nombreuses foires agricoles de Paris durant l’époque coloniale). Le métier de négociant d’huile d’olive sur les places internationales fut donc interdit aux professionnels de Kabylie dés 1964, interdiction non levée à ce jour ! Cette mesure d’apparence anodine a enclenché le processus d’abandon de l’olivier qui a duré près d’un demi-siècle, conséquent à l’impossibilité d’écouler l’huile d’olive produite alors en grande quantité que le marché national ne pouvait absorber. L’Etat étant le seul acheteur, il fixait le prix qu’il voulait et faisait des marges substantielles sur le dos des producteurs qu’il était censé protéger ! Il organisa ainsi la paupérisation de la paysannerie kabyle et son exode vers les grandes villes réduisant la transmission des savoir-faire vitale pour le maintien et le développement de l’activité oléicole.
Poursuivant dans cet élan de déstructuration de la branche oléicole, le pouvoir algérien créa un parc de transformation étatique par l’importation et l’installation dans les zones oléicoles les plus importantes de Kabylie, de moulins modernes pour concurrencer les paysans sur le terrain des coûts de production ! Ces machines automatisées à forte capacité de transformation sont entrées en rivalité avec les vieux pressoirs d’Aristée encore en fonction en Kabylie ajoutant une touche à la politique de dépossession des paysans de leur principale richesse.
Dés 1970, l’olivier de Kabylie est réduit au statut d’arbre décoratif ! La mise en place du modèle Boumédiéniste dit des « Industries industrialisantes » avait notablement accéléré l’exode des paysans vers les grandes villes emportant avec eux le savoir-faire et les compétences dont se nourrissait l’activité économique locale. L’importation de l’huile d’olive de Tunisie vint compléter cette mise à mort voulue de l’oléiculture de Kabylie !
3- Tentatives populaires de relance et blocage de l’Etat
L’oléiculture, principale activité structurante de l’économie locale, a connu un déclin programmé qui a duré une cinquantaine d’années, de sorte que la moitié du verger actuel, à l’abandon, est improductif. Les pratiques rituelles de production ancestrales et les savoir-faire perdus n’ont pas été remplacés par des techniques agronomiques modernes, ce qui en soi est une autre preuve de la volonté de détruire une activité génératrice de richesse qui fait la fierté de cette région et qui sous-tend son autonomie économique et sociale. Aucun centre de formation professionnelle n’enseigne la spécialité « Oléiculture » dans ses programmes, la modernisation de la branche oléicole est mise en veilleuse par son « oubli » dans la recherche appliquée dans les écoles d’agronomie.
Malgré cette déchéance programmée et exécutée sur une longue durée ; la Kabylie a conservé quelques oasis de savoir-faire, sauvegardant des rituels et des compétences essentielles à même de relancer la pratique oléicole dans toute la région. Dans quelques communes, les paysans résistant au rouleau compresseur de l’Etat, ont pu moderniser le parc de transformation et produire une huile de qualité qui s’exporte, certes en petites quantités, mais qui rivalise avec les meilleurs huiles européennes. Cette renaissance autonome est mal vue par l’Etat, qui ne renonce pas à ses réflexes hégémoniques d’accaparement de toute initiative autonome. L’Etat encourage le marché informel de l’huile d’olive en laissant faire les pratiques de frelatage qui sanctionnent l’huile de qualité qui a un coût de production élevé.
Dés 1995, les oléiculteurs de la Haute Soummam, se regroupent pour conjuguer leurs efforts et relancer leur branche d’activité en l’orientant vers la reconquête d’une place sur le marché mondial. Cette tentative de renaissance sera vite avortée par les services du ministère de l’agriculture qui créent avec des moyens colossaux une association rivale avec à sa tête d’anciens apparatchiks de l’Union Nationale des Paysans Algériens (UNPA) inféodée au parti unique. Cette seconde association, organise chaque année, une fête folklorique durant laquelle viennent parader les officiels, repartant avec leurs véhicules chargés de bouteilles d’huile et de sachets de figues sèches !
En 2003, une jeune génération d’oléiculteurs, reprend l’activité en mains et se lance dans le conditionnement de l’huile pour son exportation. Alerté, l’Etat propose aux oléiculteurs de signer une convention avec le conseil interprofessionnel de l’oléiculture nouvellement crée pour honorer les accords passée avec l’union européenne. Alléchés par la perspective de pouvoir enfin exporter leur huile,et reconquérir sur le marché mondial l’espace que l’Etat à interdit à leurs aînés, les jeunes oléiculteurs organisés en association se retrouvent finalement bloqués, le ministère de l’agriculture ayant gelé la convention passée avec les paysans !
En 2010, L’Etat programme, à l’insu des paysans, la plantation d’un million d’hectares d’oliviers en dehors de la Kabylie, avec une subvention de 50 millions de centimes à l’hectare ! Ce projet exprime à lui tout seul, toute la hargne mise par l’Etat à achever l’oléiculture en Kabylie.
Conclusion
L’Etat algérien hyper centralisé, tel qu’il a été imposé à la nation par un pouvoir usurpateur de l’initiative historique, ne peut tolérer le moindre espace d’autonomie économique, soubassement de l’indépendance sociale et culturelle, qui remettrait en cause son hégémonie politique sur la société. Il déploie une intense énergie à s’assurer la dépendance alimentaire de la population vis-à-vis de ses circuits de distribution des biens manufacturés importés grâce à la rente pétrolière qu’il monopolise par tous les moyens modernes de coercition. Pour survivre, l’Etat jacobin algérien préfère travailler pour les économies étrangères, se transformer en organisateur des circuits de distribution des biens manufacturés importés que de garantir à sa population la liberté d’entreprendre et de produire localement les richesses, synonymes d’autonomie économique et sociale, base de toutes les libertés culturelles et politiques.
Takerbouzt Le 15 Avril 2011
Rachid Oulebsir
by Rachid Oulebsir on Friday, April 22, 2011
Contribution au débat sur la Kabylie : Etat des lieux et projet d’autonomie régionale
Par Rachid OULEBSIR
Ecrivain, essayiste, chercheur en Culture populaire.
Diplômé d’études approfondies en Economie politique
des universités Paris-13-Villetaneuse et Paris-1- Panthéon Sorbonne (1978)
Les Chroniques du [CyberKabyle].