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05 novembre 2006

Patrick Haenni: Islamisme, management, et vidéoclips


Cet essais décrit l'émergence dans le monde dit arabe d'une religiosité branchée, libérale et apolitique. Mais toujours aussi rigoriste. Ce sociologue suisse a travaillé trois ans au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej), basé au Caire. Auteur d'une thèse sur une banlieue islamiste de cette ville (« L'Ordre du caïd », Karthala, 2005), prix de la meilleure thèse en français sur le monde musulman en 2001

Patrick Haenni, 36 ans, a séjourné en Egypte de 1995 à 2005, où il a étudié l'émergence d'un nouvel islamisme adapté au marché et à la mondialisation, peu politique, mais plus rigoureux que jamais. Il explique ici comment modernité et tradition se combinent pour former un intégrisme qui a beaucoup de liens de parenté avec les mouvements fondamentalistes américains.

Présentation de l'éditeur

A l'ombre de l'islamisme radical, un autre islam est en train de voir le jour en Égypte, en Turquie, en Indonésie et l'ensemble du monde musulman : l'islam de marché. Tissé de compromis pragmatiques avec l'Occident, il s'alimente à la culture managériale, vante la réussite individuelle, prône la réalisation de soi, acclimate les interdits aux impératifs du marketing et de la consommation de masse, et instruit le procès de l'étatisme et des organisations militantes. Transformant les modes vestimentaires, musicales, audiovisuelles et les formes de la solidarité, ses agents (entrepreneurs religieux, prédicateurs télé, coachs spirituels...) ne renoncent pourtant en rien à la rigueur morale et fustigent la pluralisation des modes de vie. Porté par les nouvelles bourgeoisies urbaines, leur idéal préfigure une " révolution conservatrice " comparable en bien des points à celle qui triomphe en Amérique. Loin de " l'islam éclairé " tant attendu, une convergence paradoxale s'affirme le long d'un " axe de la vertu " fondé sur la religion, la morale, les œuvres et le marché.

Biographie de l'auteur

Patrick Haenni est politiste. Ancien chercheur au CEDEJ (Le Caire), il est l'auteur de nombreuses études sur les processus d'islamisation en Égypte, au Soudan, au Maroc, au Yémen, en Afghanistan ainsi que dans les populations musulmanes d'Occident. Il a notamment publié L'Ordre des caïds (Karthala, 2005).

Vous avez étudié l'évolution des classes moyennes arabes, en particulier en Egypte. Peut-on parler ici de « réislamisation » ?

-Certainement, si l'on entend par ce terme le renforcement, dans les espaces publics musulmans, des normes religieuses, à commencer par le port du voile. On le vérifie aussi dans la vie privée, où de nouveaux rites s'instaurent, comme les prières familiales de nuit pendant le ramadan. En revanche, il faut distinguer réislamisation et islamisme, car le plus frappant, aujourd'hui, c'est la multiplication des opérateurs religieux indépendants : prédicateurs, moralistes, chanteurs de « pop-louange islamique », etc. Cette déconnexion entre piété affichée et militantisme politique ne signifie pourtant en rien la fin du rigorisme prêché par les Frères musulmans (1).

Comment expliquer ce nouveau rigorisme islamique dans des milieux pourtant ouverts sur le monde, sinon sur la mondialisation ?

-Tout simplement par le fait qu'ouverture sur le monde, mondialisation et islamisation ne sont en rien contradictoires. Le monde sur lequel on s'ouvre n'est pas forcément celui de Rousseau et Voltaire, cela peut aussi être celui du moralisme protestant. L'ouverture sur le monde et la volonté de vivre dans la piété s'expriment par exemple dans le succès stupéfiant au sein de la bourgeoisie égyptienne d'un chanteur musulman anglais d'origine azerbaïdjanaise, Sami Yusuf : il est jeune, il est beau, il est riche, et, last but not least, il chante le retour de l'islam... en anglais. Il représente bien ce nouvel islam, hédoniste, portant les valeurs de l'individualisme bourgeois et vantant la réussite. Loin de lui offrir un refuge, ce nouvel islam expose la bourgeoisie égyptienne aux vents de la globalisation néolibérale, toutes voiles dehors !

Vous racontez également la multiplication des salons de femmes. De quoi s'agit-il ?

-Le premier « salon islamique » a été créé il y a une dizaine d'années par quelques « actrices repentantes », c'est-à-dire des comédiennes ou des présentatrices de la télévision qui avaient décidé de renoncer à leur vie antérieure. Elles ont relancé une institution du Caire libéral des années 30, le salon littéraire, en lui donnant une mouture islamique. En dix ans, le salon islamique est devenu l'un des instruments majeurs de la réislamisation de la bourgeoisie. Les femmes s'imposent comme fer de lance de la réislamisation, mais cette féminisation n'a pas engendré l'émergence d'un discours propre. Le salon, c'est l'espace de confirmation des concepts de la domination masculine : la soumission, la patience dans l'épreuve, la repentance.

Peut-on dire que les élites réislamisées portent une nouvelle vision religieuse ?

-Ces nouvelles formes d'islam en train de recomposer la piété dans une logique « postpolitique », comme me le disait un ancien islamiste, ne correspondent pas à la mise en place d'une nouvelle exégèse. Ces élites ne sont portées ni sur le djihad ni sur un « islam des Lumières », mais plutôt sur une recherche d'équilibre intérieur ne touchant à aucun fondement de ce qu'Olivier Roy appelle la « matrice salafiste » (2). Lorsque le prédicateur Amr Khaled se positionne en affirmant qu'être un bon musulman est chose facile, que c'est simplement affaire de petits ajustements et non plus de grands renoncements, il définit une espèce de « religiosité plancher » sans fixer la hauteur du plafond : s'il suffit, pour une femme, de porter le hidjab (le foulard), il ne s'oppose pas au niqab (voile qui recouvre entièrement). L'absence de plafond rend cette nouvelle religiosité fondamentalement ambiguë : si elle peut « soutirer » des recrues au salafisme en offrant un islam plus soft, elle peut tout autant servir de tremplin vers des formes plus dures de religiosité.

Bizarrement, ce nouveau rigorisme est porté par des gens qui revendiquent aussi leur modernité...

-En effet, et cela est très bien illustré par le succès phénoménal du prédicateur Amr Khaled. Ambition, richesse, succès, imagination, efficacité et souci de soi sont, selon lui, les portes du paradis. Efficace économiquement, désengagé politiquement, le nouvel islamiste cultive les valeurs de la richesse et de l'« achievement ». Amr Khaled a lancé le premier talk-show islamique, intitulé « Propos du fond du coeur », sur une chaîne de télévision diffusée par satellite. Il a abandonné le discours de la peur et de la menace des prédicateurs traditionnels. Il redécouvre à la fois le dieu d'amour catholique et l'éthique protestante. Quand on ajoute à cela la prégnance du répertoire de la repentance, à la source d'un véritable mouvement social, on réalise à quel point on est proche des born again christians (3). L'américanisation peut très bien se faire aussi dans le religieux.

Qui est Amr Khaled ?

-Amr Khaled a 38 ans, c'est un fils de très bonne famille. Diplômé d'économie de la faculté du Caire, il découvre les Frères musulmans sur le campus dans la première moitié des années 90. Grâce à eux, il trouve sa première tribune dans la mosquée du club de la Chasse. Ce club à l'anglaise s'est ouvert à la bourgeoisie montante en baissant les tarifs d'inscription et a été infiltré par les Frères. Amr Khaled rayonne dans les salons de femmes de la bourgeoisie cairote dans la seconde moitié des années 90. Dans la foulée, il devient le prédicateur de la grande mosquée de la ville nouvelle du Six-Octobre. Il y connaît un succès considérable, grâce à un style résolument novateur : il offre un islam convivial, d'aspect moderne, interactif. Son véritable succès médiatique, il le doit à ses émissions sur les chaînes de télévision par satellite, à commencer par « Propos du fond du coeur », où, invités à raconter leurs itinéraires de retour à la piété, les jeunes qui forment le public amènent dans la conscience musulmane, qui l'ignorait jusqu'alors, la pratique du témoignage de foi, voire de la confession... Amr Khaled, maintenant, c'est la star de l'islam contemporain, de Casablanca au Caire en passant par Le Bourget, il y a deux ans.

Et c'est la notion de repentance qui accentue le parallèle avec les fondamentalistes américains ?

-Sans aucun doute, la repentance, la nouvelle vie, le basculement, jouent un rôle essentiel chez les nouveaux fondamentalistes. On retrouve aussi l'idée d'une foi vécue comme quelque chose de personnel, vecteur de la réalisation de soi. Le dernier programme d'Amr Khaled s'intitule La Fabrication de l'existence et exalte la « pensée positive », le positive thinking des prêcheurs américains. Alors qu'on pensait avoir affaire à un renouveau religieux très contestataire et antioccidental, on découvre une religion du retour sur soi, de l'équilibre intérieur. L'essentiel n'est plus l'Etat - et le projet révolutionnaire qui peut l'accompagner -, mais l'individu. Cette foi convient à une bourgeoisie égyptienne en pleine phase de restructuration après avoir été mise à mal par les idéaux égalitaires du socialisme nassérien. Elle exalte les deux grands piliers de cette classe : le libéralisme et la piété.

Est-ce un mouvement de retour identitaire, hostile au monde extérieur, occidental en particulier ?

-Quand Amr Khaled parle de la nécessité pour le monde arabe de sortir de son arriération, il va chercher ses modèles en Allemagne et au Japon, et non dans l'islam des « califes bien guidés », l'âge d'or du salafisme. C'est le retour de Dieu, mais sans les islamistes. Un peu comme si, aux marges des appels au djihad, l'islam glissait en silence du clash des civilisations vers la fin de l'histoire. Car ces modèles de religiosité sont fondés sur le consumérisme, l'hédonisme, le repli sur l'individu. Ils marquent la fin de l'obsession identitaire et prennent leurs distances avec l'engagement militant. Cela explique le succès de la littérature de management et de réalisation de soi, véritable utopie de substitution auprès de certaines composantes des déçus de l'islamisme.

Des islamistes convertis à la littérature de management ?

-Oui. Tout a commencé à la fin des années 80, quand de jeunes islamistes irakiens, koweïtiens et palestiniens sont partis étudier aux Etats-Unis. Ils y ont découvert cette littérature dans les facultés d'économie, et l'ont rapatriée dans le monde arabe, certains en tentant de l'islamiser. Elle avait tout pour séduire : elle visait, comme le projet islamique originel, à transformer la société par une réforme morale des individus, elle leur offrait une éthique conforme à leur nouveau monde - l'entreprise - et une utopie non polémique.

Et cela aboutit à ce paradoxe : le nouvel islamisme n'est plus éloigné des valeurs de l'Amérique de Bush...

-A choisir entre les deux universalismes - le français et l'américain -, l'islam postmilitant table sur la modernité à l'américaine. Plutôt que l'Etat, la raison et l'égalité, ses promoteurs choisissent la religion, l'individu, la morale et la responsabilité. Ils rejoignent, sans probablement en avoir conscience, les critiques des néoconservateurs américains contre les Lumières françaises. Ils ne puisent pas leur inspiration chez Voltaire et Rousseau, mais dans la littérature de management, qui, empreinte de morale, contourne l'Etat et correspond aux valeurs de la culture d'entreprise.

C'est aussi un symptôme de la prise de conscience du retard des pays musulmans sur le reste du monde ?

-Oui. Amr Khaled répète que le monde musulman est dans une phase de décadence. Il a lu le rapport du Programme des Nations unies pour le développement qui a mis en évidence le retard dramatique du monde arabe, et qui y a fait l'effet d'une bombe. Son discours sur la richesse est aussi en accord avec le mouvement de dérégulation de l'Etat qui a commencé au milieu des années 90. Moins d'Etat providence, plus d'oeuvres de la providence, pourrait-on dire. En revanche, si ce mouvement se détourne de la politique et des projets révolutionnaires, la pression sociale sur les normes morales et de comportement s'accentue. Car, en faisant l'impasse sur une réflexion idéologique de fond, cette modernisation des comportements et des styles, au-delà de son aspect éclaté et de la religiosité « plus cool » affichée par un Amr Khaled, continue de confirmer la matrice salafiste qu'elle conteste pourtant en creux. Car les éclats du talk-show pieux voilent en définitive bien mal la pâleur d'un islam des Lumières tant attendu ici, mais relégué, une fois encore, dans les coulisses de l'histoire.

(1) Mouvement fondé en 1928, prônant une renaissance de la société sur une base religieuse. (2) Le salafisme est un mouvement rigoriste prenant pour modèle l'islam des origines. (3) Chrétiens appartenant au courant évangélique qui met les croyants en prise directe avec Dieu via la musique, les prières collectives et l'étude de la Bible.



La Chronique du [CyberKabyle].

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