Chris Kutschera, journaliste, sillonne le monde musulman depuis plus de trente ans. Spécialiste des mouvements de libérations nationales, il est l’un des plus fins connaisseurs des Kurdes. Son expertise sur le Moyen-Orient arabe est également reconnue. Il a étudié en profondeurs les régimes nationalistes arabes ainsi que la mouvance islamiste. Il a également travaillé en Algérie, en Kabylie, au Mzab. Il a interviewé l’écrivain kabyle Mouloud Mammeri. Dans cette longue et dense interview, il partage avec nous son expérience du Kurdistan, de l’Irak et du monde arabo-musulman, ses questionnements sur la nature des régimes arabes dictatoriaux ainsi que ses souvenirs d’Algérie et de Kabylie.
Pourquoi cet intérêt pour les Kurdes ? Parce que je ne suis pas masochiste et les Kurdes sont des gens sympathiques qui gardent un sens de l’humour et de l’hospitalité très développé, même dans les situations les plus tragiques. En 1991, lors de la répression en Irak et du grand exode kurde, des milliers de gens dénués de tout qui se pressaient aux frontières turques sous la neige me proposaient une tasse de thé ou une galette de pain alors qu’ils étaient dans une situation tragique.
J’ai connu les Kurdes en 1971, lorsque je suis allé pour la première fois à Bagdad. J’y ai vu d un côté les dirigeants baasistes, rigides, doctrinaires, qui radotaient un discours anti-impérialiste stéréotypé et difficilement supportable. D’un autre côté j’ai rencontré des dirigeants kurdes sympathiques, chaleureux, humains, accueillants. J’ai également eu la chance de connaître une personnalité hors du commun : Rahman Ghassemlou, un leader kurde iranien, très cultivé et politicien hors pair, qui fut assassiné à Vienne en 1989 par les services iraniens. J’ai rencontré le général Barzani lorsqu’il était encore en vie, je connais intimement tout le personnel politique kurde actuel : Jalal Talabani, Massoud Barzani...
L’intervention anglo-américaine en Irak a été très critiquée par certains. On craint qu’elle n’aboutisse au démembrement de la « nation irakienne » ...
Je dis dans Le livre noir de Saddam Hussein qu’il ne faut pas se leurrer : il n’y avait pas de solution démocratique possible en Irak. La dictature de Saddam était telle qu’aucune opposition, aucune guérilla, aucun mouvement populaire ne pouvait en venir à bout. Ce que je dis repose sur des faits : les Kurdes, depuis l’arrivée au pouvoir de Saddam ont combattu sans résultat, pourtant ils sont considérés comme les meilleurs guérilleros du Moyen orient. Les chiites se sont soulevés et ont été impitoyablement matés. L’Iran, qui est une grande puissance militaire, a été en guerre pendant 8 ans contre l’Irak et a échoué. Que ce soit de l’intérieur ou de la région, il était impossible d’en venir à bout.
Seule la puissance américaine pouvait le renverser. Je ne dis pas que l intervention US était une bonne solution, car il n y avait pas de bonne solution. Mais il n’y en avait pas d’autre. Cela va a contre courant de la doctrine bien pensante, politiquement correcte, qui a cours en Europe. Je ne fais pas l’apologie de M. Bush, mais je dis que les peuples kurde et irakien étaient en danger de mort. Il fallait renverser Saddam et la seule solution était une intervention américaine.
Selon certains il faudrait avant tout respecter le principe de « non-ingérence » dans les affaires « nationales » d’un Etat ?
Cette notion a changé. C’est justement la France, notamment Bernard Kouchner, qui est à l’origine d’un autre concept, celui du « droit d’ingérence », consacré par la résolution 43-131 de l’ONU en 1988. Il n est plus question de souveraineté lorsque les violations des droits de l’homme atteignent un certain niveau.
Quel est le bilan de l’action américaine en Irak ?
Les Etats-Unis ont bien fait la guerre mais ont mal géré l’après guerre. Ils ont commis trois erreurs immédiates :
Il fallait tout d’abord proclamer la loi martiale pour empêcher le pillage des hôpitaux, des ministères, des musées...
Ensuite, la débaasification a été bâclée. Je pense qu’ils ont eu raison de liquider l’armée de Saddam et sa garde républicaine, mais il fallait renvoyer les soldats dans leurs foyers en maintenant ou même en décuplant leur salaire. Ainsi ils seraient rentrés chez eux en pouvant vivre décemment. Il ne fallait pas faire verser ces gens dans l’opposition car ils se retrouvaient d’un coup sans salaire.
Enfin, l’obsession de capturer les 55 dirigeants du fameux « jeu de cartes » est une faute. Les grands criminels du Baas ce sont des milliers de cadres, de généraux, de directeurs de services, de l’administration. Il fallait les arrêter car ce sont eux qui dirigeant aujourd’hui l’insurrection.
Cependant, on peu relever beaucoup d’aspects positifs : Saddam n’est plus là, des élections ont eu lieu sans chaos, relativement correctement. L’assemblée constituante a élaboré une constitution qui vaut ce qu’elle vaut mais qui a le mérite d’exister, elle a été approuvée par referendum et des élections législatives ont permis la mise en place d’un gouvernement définitif pour 4 ans. Parallèlement, le procès de Saddam s’est ouvert. Nous avons donc assisté à la mise en place d’institutions démocratiques et judicaires en deux ans, ce qui, quoiqu’on en dise, n’est pas si mal.
Le fait d’intituler votre ouvrage Le livre noir de Saddam et donc de se focaliser sur lui n’occulte-t-il pas le rôle du Baas et de son idéologie dans ses crimes ?
Tout d’abord, Saddam Hussein n’était pas un dictateur comme les autres. Il se situe quelque part entre Staline et Hitler. Il n’a pas été un « petit » dictateur comme Moubarak, Kadhafi ou Boumediene. Par le nombre de ses victimes, par l’intensité de la répression, il se situe parmi les dictateurs qui ont massacré des millions de gens. Il ne faut surtout pas le banaliser.
Ensuite, en ce qui concerne le rôle du Baas, Hazem Saghieh, un Libanais, journaliste au Hayat, y consacre un chapitre. Bien qu’il explique que l’idéologie baasiste est intellectuellement très pauvre, il explique également que la dictature en Irak n’était pas celle d’une idéologie mais d’un homme. Le Baas était pour Saddam un instrument pour arriver au pouvoir, mais dans l’exercice du pouvoir son idéologie ne compte pratiquement pas. Hazem Saghieh est un grand intellectuel et je partage son avis. Quand le Baas a pris le pouvoir, ce n’était qu’un petit groupe de quelques dizaines d’adhérents. Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, le parti nazi a gagné des élections. Le cas de Saddam est inverse : un petit groupuscule de comploteurs sans aucune présence au sein de la société a réussi à s’emparer du pouvoir.
Par la suite, pour les Irakiens il est devenu indispensable d’adhérer au Baas pour rentrer dans l’administration, décrocher un contrat d’affaire... mais ce n’était pas l’idéologie du parti qui comptait. Le Baas du temps de Michel Aflak, dans les années 1940-50 avait une certaine idéologie, par la suite elle a complètement disparu.
Quand ces gens ont pris le pouvoir, l’idéologie n’était pas un moteur, le moteur était le pouvoir personnel. Qui connaît le nom du frère ou du neveu de Staline ou d’Hitler ? Leur parenté n’a pas de joué de rôle, alors que le régime de Saddam s’articulait autour de ses demi-frères Daham ou Barzan, de son gendre Hussain Kamel... Bref, une structure complètement clanique. Au début, Saddam se faisait l’apologue de l’idéologie laïque du Baas, puis avec la guerre d’Iran il a flatté l’islamisme, enfin il s’est appuyé sur les chefs tribaux quand il en a eu besoin.
L’Irak baasiste, c’est donc le règne d’un homme, pas le règne d’une idéologie ? Absolument. Mais il n’y avait pas un seul Saddam, il y avait des millions de petits Saddams, toute une clientèle pas liée par l’idéologie mais par l’argent. Il faut absolument évoquer l’élément du pétrole. La carrière de Saddam aurait été complètement différente s’il n’avait pas dirigé un état pétrolier. Suite à la crise pétrolière de 1973 qui voit le quadruplement du prix du pétrole, l’Irak devient riche alors qu’il avait auparavant des moyens assez limités. Ce pays devient d’un coup courtisé par tous les pays occidentaux qui ont besoin du pétrole et veulent lui vendre armes et usines.
Saddam et son clan ont monopolisé cette rente et l’ont utilisée pour d’une part acheter des armes et construire des palais mais de l’autre il a aussi développé son pays. Il a construit des écoles, des universités, des routes. Les professeurs d’université avaient une Mercedes et une villa gratuites. Les gens bénéficiaient de la rente pétrolière et étaient acquis au système Saddam, pas parce qu’ils étaient bassistes ou nationalistes arabes ou islamistes dans l’âme, ils aidaient juste leur portefeuille par leur appartenance au parti qui leur garantissait une rente. Tous les fonctionnaires en ont bénéficié, ainsi que des entrepreneurs irakiens qui ont profité de l’essor du commerce et de l’industrie, tout comme des hommes d’affaires occidentaux qui se pressaient pour construire des usines clefs en mains avec des hommes d affaires irakiens . Tous ces bénéficiaires de la redistribution de la rente constituaient une clientèle acquise au régime. La rente pétrolière est un facteur très important. On ne peut pas analyser le régime de Saddam sous l angle de l’idéologie.
On peut alors se poser la question de savoir si Saddam est vraiment baasiste ?
Oui, indéniablement sa famille politique de formation est bien le baasisme. Mais il faut bien voir qu’Hitler, Mao, Staline ou Lénine ont écrit des ouvrages politiques. On peut les critiquer, les mettre à l’index, il n’empêche qu’ils avaient une certaine vision politique, une forme de pensée politique. Or, le Baas de Saddam n’a pas de pensée politique. Quel est l’ouvrage politique de Saddam ? Il n’y en a pas. Malgré tout, Saddam n’est pas communiste ni nassérien, mais bien baasiste. En ce qui concerne le nationalisme arabe, ce n’est pas en Irak qu’il faut chercher un leader ou une pensée. Tous les gens qui avaient une pensée autonome ont été éliminés. Les premières victimes de Saddam ont été ses plus proches alliés. Le pouvoir devait être exercé pour servir un homme et son clan, pas une idéologie. Le système baasiste irakien a été mis en place pour asseoir le pouvoir d un homme. Pour Saddam, toutes les idéologies étaient bonnes à utiliser. Il était laïc, islamiste ou tribal à chaque fois qu’il fallait. Il a commencé par abolir le pouvoir des cheikhs, les chefs de tribus. Mais quand son parti est devenu une coquille vide et qu’il a eu besoin d eux, il les a courtisés. De même, Saddam a utilisé le courant islamique. Il les a notamment flattés sur le code de la famille, le statut de la femme.
En Algérie, il se passe exactement la même chose, le régime historiquement nationaliste arabe s’accroche à l’islamisme pour rester au pouvoir...
Les régimes nationalistes arabes sont des coquilles vides qui fonctionnent dans un milieu arabe malade. Le nationalisme arabe n’est qu’un slogan qui masque la réalité aux populations. Il sert à faire oublier la réalité des régimes. En France M. Sarkozy flatte tel ou tel camp pour asseoir sa légitimité, eh bien les régimes arabes font de même.
Mais si le régime de Saddam n’était pas vraiment idéologique comment expliquer sa politique d’arabisation et son attitude face aux Kurdes ?
Saddam arrive six mois au pouvoir en 1963, puis revient en 1968. La guerre avec les Kurdes reprend immédiatement. Mais c’est Saddam qui met sur pied les fameux accords de mars 1970 sur l’autonomie du Kurdistan, avec le leadeur kurde Barzani, et ce contre l’avis de l’armée. Pourquoi Saddam impose-t-il cet accord aux militaires ? Pas par largeur de vue ou respect du droit des peuples, mais parce que le Bass était en proie à une rivalité entre une aile civile et une aile militaire. Saddam savait que si l’armée gagnait la guerre contre les Kurdes elle serait en position de force. Il impose donc l’autonomie du Kurdistan. Quatre ans plus tard, une fois qu’il eut évincé les militaires, assassiné les généraux Takriti et Ammache, il n’a plus eu peur des militaires et a reprit la guerre contre les Kurdes. Jusqu’au bout il les a écrasé en signant l accord d’Alger avec l’Iran en 1975.
Mais s’il s’en prend aux Kurdes, c’est bien par arabisme ?
Pas vraiment. Les Kurdes ont toujours menacé le pouvoir central de Bagdad, puisqu’ils ont été incorpore de force dans l’Etat irakien. Ils revendiquaient au moins l’autonomie. A l époque les gisements pétrolifères du sud n’étaient pas exploités, le pétrole se trouvait seulement dans la région de Kirkuk, revendiquée par les Kurdes. Il était donc impossible pour Saddam d accepter leur autonomie, pas pour des raisons idéologiques, mais parce que son pouvoir était en cause.
On parle beaucoup du statut de cette région en ce moment. Kirkuk est-elle vraiment une ville kurde ?
Historiquement c est une ville kurde. Je ne sais si les limites précises de la Kabylie sont connues, mais celle du Kurdistan le sont et Kirkuk y figure.
Qu’en est-il de Tikrīt, la ville natale de Saddam mais également - il y a plusieurs siècles - de Saladin, qui était kurde. Est-ce une ville kurde progressivement arabisée ?
Saladin était un Kurde qui s’ignorait, il n’a jamais revendiqué sa kurdité. Il se revendiquait uniquement comme musulman. Tikrīt n’est pas une ville kurde. Je ne sais pas comment Saladin est né à Tikrīt. Aujourd’hui, des centaines de milliers de Kurdes vivent à Bagdad et les Kurdes ne revendiquent pas Bagdad pour autant.
A propos de gens qui rejettent leur identité, il y a une expression en Kabylie pour décrire les Kabyles qui choisissent de travailler pour le pouvoir. On les appelle des « Kabyles de service ». Existe-t-il le même concept chez les Kurdes ?
Absolument. Il existe un mot équivalent, « jash », qui signifie âne et qui désigne les Kurdes travaillant pour le pouvoir central, contre l’intérêt des Kurdes. L’une des caractéristiques des Kurdes c’est que depuis toujours ils sont divisés et il y a des Kurdes mercenaires qui prennent le parti de l’adversaire.
Ces mercenaires se recrutent-ils dans les montagnes du Kurdistan ou bien parmi les Kurdes de Bagdad ?
Ils se recrutent partout. Les Kurdes ont un trait de caractère particulier : ils supportent mal l’autorité d’un supérieur. Dans toute société tribale ou clanique on a ce phénomène, qui aboutit souvent à la jalousie et à la division. Dans une famille kurde, il n’est pas rare de trouver à la fois un chef de la résistance et un chef de mercenaires.
Tout comme les Kabyles, les Kurdes sont donc incapables de s’unir ?
Les gouvernements centraux arabes n’ont pas cessé d’instrumentaliser ce trait de caractère. Talabani n’aime pas que l’on rappelle ce passé. En 1964 une crise a éclaté au sein du PDK de Barzani, aboutissant à une scission au sein du bureau politique. Talabani et son beau-frère Ibrahim Ahmed créent une milice se battant contre Barzani avec le soutien de Bagdad. Aujourd’hui ils se sont réunis. Mais entre 1964 et 1970 ils se sont battus. Puis, lorsque Saddam signe l’autonomie du Kurdistan avec Barzani en 1970, la milice de Talabani ne lui est plus d’aucune utilité et il la laisse tomber. Cette crise est importante car la guerre civile qui ravage le Kurdistan irakien entre 1994 et 1998, opposant encore une fois Barzani à Talabani, puise ses racines dans cette crise des années 1960.
Peut-on mettre en parallèle la question kurde en Irak et la question kabyle en Algérie ?
Ce sont des questions très différentes. On connaît les rapports étroits qu’entretiennent les Berbères, plus spécifiquement les Kabyles, avec l’algérianité. Or on ne peut pas parler de l irakité des Kurdes en Irak, ni de leur turquité en Turquie ou de leur iranité en Iran. Ils ont très clairement le sentiment d avoir été incorporés de force dans un état qu’ils récusent.
Les élections de janvier 2005 en Irak constituent un bon indicateur : en même temps, au Kurdistan, s’est tenu un referendum non officiel mais soutenu par les autorités kurde. 97% des votants ont voté pour l indépendance du Kurdistan, il y a donc un rapport à l’Etat différent. Pour les Kurdes d’Irak, le dossier est clair : depuis la création du royaume d’Irak dans les années 1920, ils refusent d’en faire partie. Ils y ont été inclus de force et n’ont pas cessé depuis de se rebeller. La différence avec les Kabyles est énorme : pendant la guerre d’Algérie, les Kabyles ont fait partie du noyau dur du FLN, ils ont lutté pour l’indépendance de l Algérie, pas de la Kabylie.
Cependant, il existe des point communs importants : les deux peuples expriment une identité très forte, même si elle ne va pas chez les Kabyles jusqu’au désir d’indépendance. Cette conscience identitaire très forte repose sur une langue. La langue est très importante, de même que la culture orale qui est très développée. Cela a bien été expliqué par Mammeri.
Les Kurdes connaissent-ils les Berbères ?
A Paris, les Kurdes de la diaspora entretiennent des rapports avec des mouvements berbères, particulièrement les gens de l’Institut Kurde de Paris. Mais au Kurdistan pas du tout. Leur vision du monde extérieur est restreinte et se limite au Moyen orient : Iran, Turquie, Syrie mais ne va pas jusqu’ à l’Afrique du Nord. Cependant, peut être un ou deux intellectuels ont une vision plus élargie.
Pourriez-vous décrire la politique d’arabisation du Kurdistan irakien ?
Cette politique d’arabisation a été systématique et est très ancienne. Elle a commencé sous la monarchie, ce n’est pas une innovation de Saddam. Elle a surtout eu lieu dans la région pétrolifère de Kirkuk, comme par hasard. Elle s’est accélérée sous le règne du Baas.
Des dizaines de milliers de chiites du Sud ont été envoyés à Kirkuk. On leur donnait de l’argent et un lopin de terre pour construire une maison. Parallèlement les Kurdes quittaient la région. La compagnie pétrolière de Kirkuk n’employait pas de Kurdes. Les Kurdes émigraient et étaient remplacés par des Arabes. Des quartiers entiers de Kirkuk ont été rasés au bulldozer. Il s’agissait d’une épuration ethnique. L’objectif avoué était de changer la composition démographique de la région de Kirkuk. De plus, l’Etat s’est livré à un redécoupage de la carte : certains cantons kurdes ont été détachés du gouvernorat de Kirkuk et rattachés à des zones voisines arabes.
L’Etat algérien a fait la même chose en incluant des zones kabylophones dans des wilayat arabophones. Aujourd’hui, les Kurdes veulent-ils rekurdiser Kirkuk ?
Ils le veulent et ils le font. Dès la chute de Saddam, des milliers de Kurdes se sont précipités à Kirkuk pour tenter de retrouver leur maison. Ils ont campés dans le stade, sur les bases militaires, dans les rues. Des centaines de milliers de Kurdes sont revenus. Kirkuk est aujourd’hui un des coins chauds de l’Irak. Les dirigeants kurdes sont arrivés à un compromis avec les mouvements chiites disant que la question de Kirkuk sera tranchée fin 2007 par un referendum local qui permettra à la population de décider si la région sera rattachée ou non au Kurdistan autonome.
Quel est le sort des Arabes qui y vivent ?
Il y a une commission qui doit normalement étudier tous les cas litigieux. Il est prévu que les Kurdes ayant des documents de propriété peuvent récupérer leur maison ou leur terrain, avec une indemnisation pour les Arabes qui l’occupaient. Ca c’est sur le papier. En fait cela se déroule de façon moins élégante. Pas mal d’Arabes effrayés sont incités à retourner chez eux.
Les nombreux acquis obtenus par les Kurdes d’Irak font-ils envie aux Kurdes de Turquie, d’Iran, de Syrie ?
Cela provoque des mouvements d’opinion, des vagues de fonds. Des manifestations et des fusillades ont eu lieu en Syrie et en Iran. Aujourd’hui il y a des paraboles à travers tout le Moyen Orient. Tous les foyers savent ce qui se passe dans le monde. Donc quand en 2003 les Irakiens ont promulgué la loi administrative transitoire qui reconnaît le statut de la région kurde autonome et qui reconnaît le kurde comme langue officielle, cela a fait l’effet d’une bombe dans les pays voisins où les Kurdes n’ont aucune reconnaissance officielle et où leur langue est proscrite. En Turquie on ne peut utiliser les lettres q et w car ce sont des lettres kurdes... d’ailleurs le PKK d’Ocalan a officiellement renoncé à ses objectifs mais les Kurdes de Turquie ils veulent toujours l’indépendance. Les choses bougent. Cette question est une bombe à retardement pour la Turquie, la Syrie, l’Iran. M. Ahmadinejad (le président iranien, ndlr) peut une fois de plus exploiter cela en Iran.
L’Irak est il un pays arabe ?
Globalement l’Irak n n’est pas un pays arabe puisque prés du quart de l’Irak est kurde.
Les autres irakiens sont-ils de vrais Arabes ou bien des Syriaques ou des Perses arabisés ?
Vous me posez une colle. Disons qu’ils se considèrent arabes, c’est cela qui est important pour définir leur identité. Aujourd’hui en Irak on trouve moins de 80% d’Arabes (dont une majorité de chiites et une minorité de sunnites), 20% qui se disent Kurdes, ce à quoi il faut ajouter de faibles nombres de Turkmènes et d’Assyriens. On ne peut donc pas dire que ce pays est arabe. Quand vous regardez les documents de la fin de l’empire ottoman, vous savez qui vivait où, les choses sont claires.
Dans la constitution baasiste figurait un texte disant : « Le peuple arabe de l’Irak fait partie de la nation arabe ». Aujourd’hui ils ont modifié la formule en : « L’Irak fait partie des signataires fondateurs de la Ligue arabe », ce qui est une façon d’évacuer le problème.
Cette redéfinition de l’identité « arabe » de l’Irak remet en cause le mythe du monde arabe et a choqué la Ligue Arabe...
Il faut savoir en finir avec les mythes.
Le mythe de la nation arabe est-il toujours opérant ? Il y a trente ans, on ne parlait pas des minorités coptes, berbères, kurdes... Y a-t-il effondrement général ou au contraire pas de remise en cause ?
Le nationalisme arabe aujourd’hui se porte très mal. Le monde arabe est malade. Il crève de son incapacité à faire face aux réalités. Il échappe à tout débat en se fixant sur le conflit israélo-arabe et évacue tous les autres problèmes, dont celui de l’identité.
Dans le monde arabe il n’y a pas de débat sur les véritables enjeux. On n’y trouve que des dictatures plus ou moins dures mais aucun régime démocratique. C’est un monde complètement malade. S’il y a un débat, il est tellement souterrain que je l’ignore.
L’unité arabe est un mythe. Elle a peut être existée il y a plus de mille ans avec les Omeyyades, mais on sait mal comment elle s est organisée. Depuis elle n’existe plus. Le nationalisme arabe est récent et remonte au plus tôt à la Première guerre mondiale et dans les faits à la Seconde. De plus il ce courant était très divisé entre panarabes nationalistes et courant patriote arabe irakien. D’ailleurs les avocats du nationalisme arabe étaient formés à l’école ottomane, ce qui est tout de même contradictoire.
Présentez nous le Livre noir de Saddam Hussein.
J’ai dirigé ce livre qui va à contre courant de ce que l’on entend en France. Il regroupe des contributions de plusieurs spécialistes reconnus. Certes, 700 pages c’est un peu gros. Mais il est découpé de telle sorte qu’on peut le consulter thème par thème, au fil du temps. Il y a un noyau sur les relations internationales, un sur les succès de Saddam, un sur le panarabisme. On y parle de la société civile, des Kurdes, des Chiites... Les chapitres étant indépendants les uns des autres, on peut y « brouter » dans l’ordre qu’on veut.
Quelle a été la réaction des intellectuels français et occidentaux à votre livre ?
Ils ne l ont pas lu. Par exemple le chapitre sur le panarabisme devrait faire exploser les intellectuels arabes, mais j ai l’impression que personne ne l’a lu car personne ne m’a interrogé à ce sujet.
Le livre a bénéficié d’une importante couverture médiatique, mais ce que les gens me demandent c’est ce que je pense de la situation actuelle, du procès Saddam, de l’après guerre, du bilan des Etats-Unis. Nous avons eu quelques questions sur les chapitres décrivant les relations entre la France et l’Irak, quelques soutiens à gauche et à droite. Mais dans l’ensemble ce livre entre dans le débat actuel sur l’Irak et est considéré par beaucoup comme une brique en faveur des Américains ou de Bush. Il n’est pas lu comme un ouvrage qui fait le bilan de 35 ans de régime baasiste.
Mais quels retours avez-vous eu de la part des universitaires spécialistes du sujet ?
Eux non plus ne l’ont pas lu, car ce qu’on nous reproche généralement c’est notre grille d’analyse confessionnelle ou ethnique (« chapitre kurde », « chapitre chiite ») notre façon d’analyser le régime en le fractionnant.
Cette objection est sous-tendue par un a priori jacobin. Quelle grille d’analyse proposent vos critiques ?
C’est ce que je leur demande. Ils me reprochent cette grille confessionnelle alors qu’eux même parlent de la répression des Chiites et des Kurdes. On ne peut pas y échapper.
Le livre a un défaut : il est trop gros. Mais il a une qualité, c’est qu’à mon avis il va durer. Quand les gens auront besoin de trouver un livre de références, ils auront quelque chose de sérieux.
Par exemple, j’ai tenu à rappeler dans le livre le sort des Juifs d’Irak, les « pendus de Bagdad », dont personne ne parle. A ce sujet, Tarek Aziz (ex-vice premier ministre de Saddam Hussein, ndlr),que beaucoup de Français considèrent comme un diplomate professionnel, élégant, sophistiqué, a, lorsque les Juifs ont été pendus Place des Libérations en 1969, écrit un article dans son journal disant que les Irakiens qui venaient sur la place se réjouir du spectacle n’étaient « ni des barbares, ni des primitifs, mais des gens qui manifestent leur ferveur pour la révolution ».
Il y a actuellement des gens qui font campagne pour que cet individu soit libéré, alors que c’était un pilier du régime. Il doit peut-être cette popularité en Europe du fait qu’il est sociologiquement chrétien. Tarek Aziz faisait partie des gens qui avaient une certaine conception idéologique du Baas, et qui sont devenus saddamistes de service.
Dans l’équipe de Saddam, il y a eu un seul véritable idéologue : Abdel Khalek Samarrai. Il avait une réflexion arabiste sur la terre arabe, le destin arabe, la langue arabe, l’unité arabe. Ila été pendu par Saddam Hussein, au seul motif qu’il pensait. Quand Saddam a pris le pouvoir, il a éliminé toute une partie de la direction du Baas.
Quels sont les éléments structurants du baasisme dans tous les pays où il a existé ?
En Syrie, le Baas avait des racines plus intellectuelles et idéologiques plus profondes qu’en Irak. Michel Aflak et Salahedin el Bitar, les deux Syriens fondateurs du Baas, avaient milité pendant des années avant de devenir hommes de pouvoir. Le drame du parti Baas est qu’il a débouché partout sur une dictature, en Irak comme en Syrie. Il a été vidé de sa substance.
Vous dites qu’il a débouché sur des dictatures, mais n’est-il pas ontologiquement totalitaire ?
Je n’irai pas jusque là, non. De plus le Baas était traversé par des courants contradictoires. Mais le Moyen Orient n’est pas une pépinière de démocraties. Le Baas et les autres partis nationalistes n’ont pas pu évoluer dans une atmosphère de liberté. De plus ils étaient en compétition avec l’Egypte.
En Algérie, lorsque j’ai fait l interview de Mouloud Mammeri, qui portait pourtant sur des questions littéraires, j ai senti qu’il ne pouvait pas aller jusqu’au bout de sa pensée même s’il était courageux. L’atmosphère en Syrie était dictatoriale avant l’arrivée du Baas au pouvoir. Je ne dirai pas que le Baas équivaut nécessairement à la dictature, je dirai que dans le cadre du Moyen Orient, il ne pouvait pas aboutir à autre chose.
Vous avez rencontré l’écrivain kabyle Mouloud Mammeri en 1984. Comment s’est déroulée cette rencontre ?
C’était un homme d’une autre époque, dans un sens positif. Ce qui m’intéressait c’était sa réflexion sur son travail d’écrivain, de romancier. Il entretenait un rapport d’artiste à la réalité.
J’ai également trouvé très lucides et courageuses ses considérations sur les anciens animateurs du mouvement de libération nationale et ses doutes sur leur capacité à gérer la phase suivante. Il ne me connaissait pas, il ne pouvait donc pas se confier complètement librement. La situation était délicate pour lui.
Vous avez enquêté dans l’Algérie des années 1970-80. Quelles ont été vos impressions sur le plan politique ou social ?
Ce qui m’avait choqué c’était la manière dont certains Algériens glissaient leurs pieds dans les chaussures des colons. Ils s’emparaient des dépouilles du colonialisme. Les villas coloniales des hauteurs d’Alger étaient habitées par les gens de la nouvelle nomenklatura. J’ai un tempérament rebelle, j’éprouve de l’admiration pour les gens qui se battent dans les guérillas. Mais le résultat m attriste souvent.
J’ai beaucoup fréquenté la cinémathèque d’Alger et les jeunes qui y produisaient des films. J’ai aussi été témoin de la politique d’industrialisation aberrante d’alors, même si elle était en phase avec l’époque. Des fortunes phénoménales ont été englouties dans ces programmes.
J avais aussi commencé à travailler sur le mouvement islamiste, mais j’ai décroché lorsque c’est devenu trop dangereux. Je suis également allé à Tizi Ouzou, à Bougie et à Aït Yenni. Je courais après une Kabylie mythique que je n’ai pas trouvée. J’ai trouvé à la place des murs de parpaings et de béton. Il y a un beau livre de photos de Mohand Abouda intitulé Axxam, maison kabyle. Avec ma femme photographe, nous partions sur les traces de cette Kabylie, mais nous l’avons trouvée défigurée par le béton. C’était peu de temps après le Printemps Berbère et j’avais commencé des interviews sur la situation en Kabylie, la question berbère. C’était une question qui se posait très clairement. Finalement je n’ai pas pu finir mon travail, par manque de temps. Ait Ahmed a ensuite sorti le 1er tome de ses mémoires, j’ai fait un papier dessus.
Vous avez écrit sur le Mzab, notamment Ghardaïa ? Avez-vous également senti là-bas la question berbère se poser ?
Non, là-bas, le phénomène identitaire se cristallisait autour du fait religieux, de leur Islam ibadite. Mais pour moi l’Algérie était un peu les marches, le « far west » du monde arabe et musulman. J’étais davantage concentré sur le Moyen Orient : Liban, Syrie, Golfe...
Justement, vous qui connaissez à la fois le Moyen Orient et l’Algérie, pensez-vous que ces deux entités fassent partie d’un même monde ?
Cela dépend du critère de référence. Si l’on prend la religion, oui sans doute. Si l’on prend la langue, l’arabe d’Alger n’est pas celui que l’on parle à Beyrouth. L’Algérie fait-elle partie du monde arabe ? On voit une importante résistance kabyle et plus généralement berbère. Politiquement, tout cela ne semble pas uni, voire même très lâche. Cependant, culturellement et sociologiquement je me sens à l’aise depuis Constantine jusqu’à la Turquie. Je me sens dans un monde que je crois connaître, qui partage les mêmes références. Architecturalement, Alger est une ville européenne, sauf la Casbah. Mais cela reste un décor, c’est superficiel.
Au final, tous les Etats arabes se ressemblent ?
Un exemple est la gestion des villes. Je suis allé à Bagdad, Mossoul ou Kirkuk de 1971 à 1977. Après, suite à un article dans le Monde diplomatique sur le Kurdistan, j’étais sur la liste noire du régime. Je n’ai donc pas pu me rendre en Irak depuis, sauf au Kurdistan en entrant clandestinement par l’Iran et la Syrie. Après l’intervention américaine je suis allé à Mossoul, qui est un bastion du nationalisme arabe, encore plus que Bagdad ou Basra. C’est la région des grandes tribus Shammar. Je m’attendais à voir une ville soignée par le régime en tant que berceau du nationalisme arabe. En réalité c’est une ville décrépite, misérable, pouilleuse. Il en va de même pour Kirkuk. C’est la capitale pétrolière, je m’attendais à trouver un mini-Koweït ou un mini-Dubaï, mais c’était tout aussi misérable et pouilleux. Il est scandaleux de constater à quel point Saddam a négligé son pays. Et je ne sais pas quelle est la situation aujourd’hui à Alger, mais lorsque j’y étais, il y avait déjà le problème de l’eau. J’étais assez choqué de voir qu’il fallait remplir sa baignoire d’eau en prévision des coupures. Faire face à la pénurie faisait partie de la vie quotidienne.
Interview réalisée par Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri
Cet article a été publié la première fois le 13 Mars 2006
Les Chroniques du [CyberKabyle].